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Un défi pour la laïcité: s'ouvrir au pluralisme culturel?
"Un défi pour la laïcité: s'ouvrir au pluralisme culturel ?"
Table ronde du samedi 8 novembre 2003, à l'Hôtel de Ville de Paris,
dans le cadre du X è Maghreb des livres Téléchargez la table ronde

Cette première table ronde du X ième Maghreb des livres a rassemblé plus de 200 personnes, c'est donc dans une salle comble qu'ont débattu de cette question:

Jean-Paul WILLAIME, directeur d'Etudes à l'Ecole Pratique de Hautes Etudes, Sorbonne Paris, Directeur du Groupe de Sociologie des Religions et de la laïcité, Unité mixte de recherches E.P.H.E./ C.N.R.S., institut de recherches sur les sociétés contemporaines.

Michel TUBIANA, Avocat , président de la Ligue des Droits de l'Homme

Et Jamel Eddine BENCHEIKH, professeur des Universités, homme de lettres, spécialiste de littérature arabe.

Elio COHEN BOULAKIA, au nom de la commission "Religions" introduit la table ronde , ainsi que le
débat qui s'en est suivi.


   Tout d'abord un grand merci à nos invités d'être là et de nourrir ce débat. Merci également à vous tous d'être venus si nombreux.
   La table ronde qui nous réunit aujourd'hui est l'aboutissement d'une partie des réflexions de la commission "Religions" de l'association Coup de soleil, (Coup de soleil, qui comme vous le savez est l'organisatrice de ce X ième Maghreb des Livres.)
   Cette commission pendant plus de deux ans a été animée par André Micaleff et ce, jusqu'à son récent départ de France.
   L'objectif de notre commission a d'abord été l'étude de la question du pouvoir dans les relations entre le politique et le religieux.
   L'Histoire, tout comme l'analyse du présent, nous montre que les trois religions du Livre ont eu dans le passé et ont aujourd'hui leurs intégristes, lesquels tentent de parasiter le pouvoir politique, à défaut de pouvoir s'en emparer, en instrumentalisant la religion.
   Le pacte républicain, fondé sur l'égalité de traitement et la liberté de croyances religieuses ou non religieuses des individus, sur l'égalité des droits et la liberté de conscience, concepts qu'on nomme d'un mot, la laïcité, se trouve confronté aux dogmatismes des courants de pensée de ces idéologies intégristes.
   Cet affrontement conduit certains à prôner une application rigide de la laïcité, dans les formes où elle s'est exprimée au début du siècle dernier, sans prise en compte d'une évolution de la demande sociale qui s'accommode mal du maintien, du refoulement dans la sphère privée de l'identité culturelle des individus.
   Or la reconnaissance de ce droit individuel, lequel permettrait au citoyen de garder la mémoire de sa culture, cette extension en somme de la démocratie aux droits culturels n'est-elle pas aujourd'hui, à la fois possible et nécessaire?
Pour jouer pleinement son rôle intégrateur la laïcité ne doit–elle pas s'ouvrir au pluralisme culturel qui caractérise notre société ?
L'école laïque ne doit – elle pas cesser de s'interdire d'aborder l'enseignement du fait religieux, en tant que fait culturel, porteur de sens?

   Pour nourrir le débat sur cette question et avant de donner la parole à la salle, je vais maintenant demander à Jean-Paul WILLAIME, à Michel TUBIANA et à Jamel Eddine BENCHEIKH d'intervenir successivement en se limitant chacun à une vingtaine de minutes, afin de ne pas amputer le temps du débat.

Quelques mots pour présenter nos invités, et j'en aurai fini.

   Jamel Eddine BENCHEIKH, vous êtes professeur émérite de littérature arabe médiévale à Paris IV Sorbonne, écrivain, poète, avant tout poète devrais-je dire peut-être…
Vous avez créé à Alger la première revue littéraire algérienne, "les cahiers algériens de littérature comparée". Depuis 1992 vous avez participé à de nombreux collectifs sur et pour l'Algérie.
Vous êtes connu pour vos travaux de critique et d'érudition; également pour vos traductions, œuvres marquantes au titre desquelles on peut citer "le voyage nocturne", ainsi qu'un travail en cours, mené avec André MIQUEL, "Les mille et une nuits" ouvrage publié chez Gallimard dans la collection de la Pléiade.

   Michel TUBIANA, vous êtes avocat à la cour d'appel de Paris, président de la Ligue française des Droits de l'Homme et vice-président de la fédération internationale des ligues des Droits de l'Homme.
Militant et ligueur depuis quelque 25 ans, vous menez des combats dont on mesure l'importance dans le monde qui est le nôtre. Vous avez présidé la commission "Laïcité" de la Ligue.

   Jean - Paul WILLAIME, vous êtes sociologue des religions, directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes dans la section des sciences religieuses. Vous dirigez le Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité, unité mixte de recherches sur les sociétés contemporaines (Ecole Pratique/ CNRS).
Vous êtes l'auteur de nombreuses publications, et dans vos travaux actuels vous élargissez considérablement l'aire de vos recherches tant au niveau de l'Europe qu'au niveau international.
Vous êtes sans aucun doute particulièrement à même de planter le décor de ce débat qui s'ouvre, et sans plus tarder, je vous cède la parole

Intervention de Jean-Paul Willaime

   Merci pour cette présentation et merci à l’association "Coup de soleil" pour l’occasion qu’elle me donne d’intervenir sur la situation de la laïcité française et les nouveaux défis auxquels elle est confrontée aujourd’hui.
Je voudrais, mesdames et messieurs, tout d’abord vous expliquer en quoi, en fin de compte, la laïcité à la française vit une crise de croissance consécutive à sa réussite ; car la laïcité est maintenant bien arrimée dans nos institutions et non seulement dans nos institutions mais dans nos mentalités ; et je pourrais dire qu’en France, comme dans d’autres pays d’Europe, à beaucoup d’égards nous sommes tous laïcs.

   Vous connaissez les grands principes de la laïcité qu’on pourrait résumer, par une formule de Cavour "Une Eglise libre dans un Etat libre" c'est-à-dire l’autonomie respective du politique et du religieux. La liberté de l’Etat par rapport à toute religion, et la liberté des groupes religieux de vivre leur religion, de pratiquer leur culte, toutes choses qui sont reconnues par nos textes fondamentaux.
Dans la loi de 1905, "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées… dans l’intérêt de l’ordre public", et l’article 2 : "La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte" et notre constitution de 1958 qui précise que "la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale…elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion". Elle respecte toutes les croyances; les droits de toutes femmes et hommes dans la société ne dépendent pas d’appartenances ethniques, d’appartenances religieuses, ils sont les mêmes pour tous; elle est en même temps une République qui respecte les croyances, notre constitution le dit.
   Il y a également un autre texte très important, c’est la convention européenne des droits de l’homme, l’article 9 , qui indique que "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religions", et que ce droit implique "la liberté de changer de religion ou de conviction" ainsi que "la liberté de manifester sa religion en public ou en privé par le culte, l’enseignement , les pratiques et l’accomplissement des rites" et que cette "liberté ne peut faire l’objet d’aucune restriction que celles qui sont prévues dans les sociétés démocratiques relatives à la sécurité publique, au respect des Droits de l’Homme", etc…Donc une liberté de manifester ses convictions individuellement ou collectivement , en privé ou en public; la France a ratifié cette convention en 1974, et, on peut se prévaloir de cette convention, éventuellement, si on estime qu’elle est violée.
   Alors, je vous le disais d’entrée de jeu, l’instauration de la laïcité en France pas été une affaire facile : On a parlé de "la guerre des deux France ", France catholique /France laïque; il y a eu, en particulier, des conflits autour de la laïcité scolaire : école publique/école dite « libre » et donc un passé de conflits. Aujourd’hui, toutes les observations et toutes les enquêtes le montrent, on est passé d’une laïcité de combat, qui a eu des accents anticléricaux, et qui, dans certaines phases de son histoire, a pu avoir une neutralité plutôt négative à l’égard des religions, à une neutralité que l’on pourrait qualifier de bienveillante à l’égard des expressions religieuses, et en particulier à travers une application, une jurisprudence assez libérale dans la façon d’appliquer les dispositions de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905.
   Les enquêtes que nous pratiquons en sociologie vérifient que la laïcité est aujourd’hui largement ratifiée par l’opinion publique, y compris les français catholiques ; les plus pratiquants disent qu’ils sont en faveur de la séparation des Eglises et de l’Etat, mais également en faveur de la laïcité scolaire : il y a donc eu une intériorisation, une appropriation de la laïcité dans les consciences religieuses elles-mêmes parmi les personnes les plus engagées religieusement. En vous disant cela, je ne veux pas nier le fait que dans les différents milieux religieux, qu'ils soient catholiques, protestants, juifs ou musulmans, il y a des fanatiques, des radicaux qui ne s'accommodent pas de cette laïcité, c'est bien effectivement à prendre en compte, mais je vous dis la tendance générale majoritaire, qu'il ne faudrait pas oublier.
   C'est intéressant à constater, on a vu se développer ces dernières années des pratiques de pacification et même de coopération. Qui dit séparation Eglise / Etat, ne dit pas absence de coopération entre la puissance publique, les pouvoirs publics et les différents représentants des différentes religions. On le voit dans toute une série de domaines où, par exemple, dans des comités nationaux d'éthique, dans le comité national pour le sida, il y a des représentants des familles dites spirituelles.
On le voit également dans la gestion d'un certain nombre de crises, comme celle de la Nouvelle Calédonie ou dans tel ou tel problème, où l'on associe volontiers des représentants des religions à la réflexion. On voit également que dans notre chère République laïque, il y a une prise en compte médiatique du fait religieux à travers l'organisation d'émissions religieuses sur une chaîne publique de télévision, France 2 avec non seulement les émissions sur les confessions chrétiennes juive et musulmane mais aussi l'ajout en 1992 d'émissions sur le bouddhisme.
On voit également des mesures d'exonération de la taxe foncière pour les édifices du culte, la possibilité d'avoir des réductions d'impôts à partir des dons qui sont faits aux associations cultuelles, On le voit, toute une série de dispositifs dans la pratique nous montre une application libérale de la mise en œuvre d'une neutralité bienveillante de la séparation des Eglises et de l'Etat.
   Si je vous dis cela, c'est pour m'interroger devant vous: je me demande si, aujourd'hui il n'y a pas, en fin de compte, un certain risque de régression, un certain risque d'un coup d'arrêt par rapport à cette vision libérale et ouverte de la laïcité dans sa reconnaissance des faits religieux?
  Quelques indices me font craindre une conception que je qualifierais de "sécuritaire" de la laïcité, conception qui pourrait avoir tendance à enfermer le religieux dans ses dimensions uniquement privées.
  Or cela pose question, nous interroge, tout d'abord parce que historiquement, sociologiquement, et même juridiquement, c'est une erreur de réduire le fait religieux à des dimensions privées.
La loi de 1905 reconnaît l'exercice du culte; l'exercice du culte, ce n'est pas une habitude privée, une manifestation privée ! Et puis les religions ne se réduisent pas à l'exercice du culte, il y a des dimensions éducatives, des dimensions sociales, culturelles; l'histoire de la sociologie des religions nous le rappelle, les religions sont des grands segments culturels des grands segments civilisationnels qui concernent les différentes dimensions de la vie et des activités humaines. Et donc, face à certaines inquiétudes, par exemple autour de la fameuse "question du foulard" ou à propos de tel ou tel danger que représenteraient les pratiques religieuses de certains groupes religieux dits "sectaires", on peut avoir tendance à trop enclore le religieux dans le privé.
   Or n'est-ce pas là, une conception un peu dépassée de la façon de concevoir l'espace public ?
Je pense qu'il y a une façon d'opposer privé et public qui est devenue un peu obsolète, qui ne correspond plus aux réalités. Comme si on confondait espace public et espace de la régulation étatique.
Or l'espace public, ce n'est pas seulement l'espace de la régulation étatique, l'espace public, c'est aussi celui de la société civile, des associations, des groupements, des corps intermédiaires qui font vivre cette société civile et qui jouent un rôle éminemment important dans l'animation des démocraties, et donc restreindre l'espace public aux dimensions d'action des pouvoirs publics a quelque chose de réducteur.
On parle aussi de la réforme de l'Etat; on n'en est plus à l'époque où l'Etat se concevait comme recteur de la société civile, comme exerçant un magistère, un véritable magistère sur la société civile, et en particulier en France, tellement le conflit entre les deux France a été fort, il y a une tendance à substituer une transcendance politique à une transcendance religieuse, au sens d'un Etat fort jacobin, centralisateur et émancipateur par rapport à la société civile et à ses différentes expressions culturelles.
Cela s'est aussi traduit d'ailleurs par une politique de la langue : promotion du français comme langue universelle et au début …..par une certaine répression des parlers régionaux; aujourd'hui, on redécouvre toute l'importance des langues régionales, des identités culturelles, que les femmes et les hommes, les citoyens ne se réduisent pas à une rationalité abstraite mais qu'ils ont des ancrages dans des traditions , dans des langues qui font partie de leur identité.
  Et donc, nous sommes entrés dans une phase, où effectivement, se pose la question des droits culturels, des quêtes identitaires et de la nécessité d'articuler une prise en compte des identités culturelles dans un régime de laïcité et là , il faut vraiment rompre le cou à cette opposition binaire qui laisserait entendre qu'il n'y aurait pas d'alternative entre un universalisme abstrait qui dirait qu'on ne peut être citoyen qu'en se dépouillant de ses particularités culturelles, sinon, ça serait le communautarisme. Cette opposition binaire est catastrophique, car si l'on pense que l'espace public doit être aseptisé de toute publicisation, affichage public de ses identités culturelles, et parmi elles des identités religieuses, si l'on a cette conception de l'espace public, on renforce la communautarisation, qui renforce la sectarisation.
   Au contraire, une conception de l'espace public plus ouverte à l'expression des droits culturels, des identités culturelles et religieuses fait entrer les identités culturelles et les identités religieuses dans l'espace de la délibération collective, dans l'espace du débat public, et, faire entrer ces identités culturelles et religieuses dans l'espace de la délibération et l'espace public, c'est le meilleur moyen de lutter précisément contre le risque d'enfermement communautaire.
   Donc, il faut rompre le cou à cette opposition binaire, c'est pour cela qu'en ce qui me concerne, je développe l'idée d'une laïcité citoyenne qui prendrait en compte les identités culturelles et religieuses plutôt que d'ostraciser ces identités en les renvoyant dans la sphère du privé.

   Un bon exemple nous en est fourni par l'initiative prise suite au rapport de Régis Debray sur l'enseignement des faits religieux à l'école, rapport que Régis Debray a remis au ministre de l'Education nationale de l'époque, Jack Lang, qui le lui avait demandé. Cette initiative permet une plus grande prise en compte des faits religieux, des dimensions religieuses de la culture, de l'histoire et la géographie, de l'art, de la littérature dans l'enseignement de l'école publique laïque française. Cette prise en compte des faits religieux dans l'enseignement public démontre, s'il en est besoin, que le fait religieux ne se réduit pas à une dimension privée, sinon il n'y aurait pas lieu de le prendre en compte à l'école. Et cette initiative est extrêmement importante, car c'est une façon de dire qu'à l'école publique laïque, oui, il faut parler des religions, oui, il faut parler des christianismes, il faut parler des conflits, il faut parler des guerres de religions, il faut rappeler aussi les pages d'ombres des religions, rappeler qu'elles ont aussi donné lieu à des conflits sanglants, mais qu'elles ont aussi été vectrices de civilisations, de cultures. Il faut le faire à propos des christianismes, il faut le faire à propos des mondes musulmans, il faut le faire à propos du judaïsme, et à propos de bien d'autres expressions religieuses.
Que c'est bien parce que les faits religieux sont des faits sociaux et culturels d'une extrême importance que, permettez moi cette expression que j'ai l'habitude d'employer, "Ce sont des faits sociaux, culturels et civilisationnels trop importants pour qu'on en laisse la gestion aux clercs", au clergé, aux communautés religieuses respectives. Il est extrêmement important que dans l'école publique laïque, on parle de la Bible, du Coran, et bien évidemment à l'école publique laïque, on va en parler d'une certaine façon, on va avec les adaptations pédagogiques nécessaires, dire que ces documents ont une histoire… Si je peux me permettre cette expression, c'est vrai qu'à l'école publique laïque, on aura une certaine façon de dire, et cela sans offenser les consciences croyantes, que du point de vue du regard historique, ces documents ne tombent pas du ciel. Il y a une histoire de leur réflexion, il y a une histoire des diverses interprétation de ces textes; et les mondes religieux, de ce point de vue, apparaissent comme des mondes de débats, comme appartenant à l'humaine condition et à tous les débats, les interpellations, les évolutions que cela a provoqués. C'est un acte fort, et il est clair que ce projet ne rencontrera d'opposition des autres compréhensions religieuses, qu'elles soient musulmanes, chrétiennes ou juives que dans la mesure où ces dernières refusent que, dans le cadre d'une institution séculière, on puisse avoir un regard historique sur les religions. Ainsi, seuls les fanatiques, les intégristes, les fondamentalistes refuseront qu'on puisse, dans l'école publique, porter ce regard sur les religions. Mais c'est un enjeu extrêmement important, car il n'est pas normal qu'au sein de l'école publique, des élèves puissent dire : "Non, madame, vous n'avez pas le droit de dire ceci sur le Coran", "non, vous n'avez pas le droit de dire cela sur la Bible". Je réponds: "Si", au nom de l'autorité des maîtres, de leur formation. Je travaille à la section des Sciences Religieuses des Hautes Etudes à la Sorbonne, depuis des années; il y a un certain nombre de savoirs, de recherches sur l'histoire des diverses religions, de leurs textes, de leurs fondateurs, de leurs multiples interprétations, évolutions; il est extrêmement important que ces différents savoirs soient diffusés socialement; autrement dit, il s'agit de réintégrer le fait religieux dans la délibération collective et dans la réflexion citoyenne, et je pense que c'est une contribution importante dans une société sécularisée et pluraliste comme l'est aujourd'hui la société française où, qu'on ne se fasse pas de cinéma, la laïcité a réussi.
   Il y a une réelle autonomie des sphères politiques et religieuses.
  Nous n'avons plus à craindre le retour d'un pouvoir religieux sur la société civile; dans la société française à majorité catholique, il y a une loi sur l'interruption volontaire de grossesse qui a été votée en 1975, la loi Veil, laquelle est tout à fait opposée aux instructions du magistère romain en matière d'interruption volontaire de grossesse; ça montre bien que le point de vue du groupe religieux majoritaire sur cette question, l'Eglise catholique, n'a pas prévalu; elle a le droit de prendre position dans l'espace public, et elle est tout à fait dans son rôle en le prenant , mais ses positions ne régissent pas la société civile. Cette loi a prévu également la possibilité d'objection de conscience de la part du médecin qui ne se sentirait pas à même de pratiquer l'IVG, ainsi "la liberté de conscience" est respectée elle aussi, de son côté. Un médecin opposé à l'IVG aura le droit de ne pas la pratiquer.
Voilà un exemple de ce que donne la laïcité; la société civile n'est plus régie par les normes religieuses, même celles du groupe religieux dominant, mais elle respecte la liberté de conscience et de croyances.
Dans la situation dans laquelle nous sommes, la question n'est donc plus la crainte de l'hégémonie du pouvoir religieux sur la société et sur les individus. Nous sommes dans une société sécularisée et pluraliste et c'est bien parce que nous sommes arrivés à maturation de la laïcité que l'on peut sans craindre que cela soit un retour d'une quelconque forme de cléricalisme, imaginer de façon positive la publicisation de l'identité culturelle et religieuse dans l'espace public. C'est parce que les religions ont perdu leur pouvoir dans la société que l'on peut d'autant mieux leur reconnaître des droits à l'affichage de leur identité dans l'espace public. Car il ne s'agit plus de se placer dans le registre du pouvoir et d'une quelconque velléité de régenter la société.
Il s'agit simplement de permettre aux femmes et aux hommes qui se reconnaissent dans ces traditions de se poser en tant que citoyens.

Elio CB
Merci à Jean-Paul Willaime de nous avoir, dans le temps imparti, permis de découvrir que la laïcité est un concept vivant, évolutif, qu'elle a comme vous l'avez dit "gagné la partie" au cours de ce XX ième siècle et qu'en même temps, il convenait de ne pas en faire un dogme, de continuer à la faire évoluer, sans la brandir comme une arme de défense, comme un alibi pour ne pas avoir à affronter une crise de société.
Ecoutons maintenant Michel Tubiana nous apporter son éclairage sur cette question qui n'est pas étrangère aux droits des hommes, de tous les hommes et les femmes.

Intervention de Michel Tubiana


   Je préside une organisation qui est, si j'ose dire, consubstantielle à l'apparition de la laïcité, du moins dans sa forme légale en France : la Ligue est née en 1898, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, c'est 5 ans plus tard, quand bien même les lois sur la laïcité scolaire sont, elles, bien antérieures à la création de la ligue des Droits de l'homme.
Non seulement la République n'est pas née en 1792, mais en plus lorsqu'elle renaît en 1877, c'est au bénéfice d'un amendement (parce les Orléanistes et les légitimistes ne sont pas d'accord entre eux ; la Chambre est alors une Chambre monarchiste) et il faut se battre pour que la République soit autre chose que celle que voulaient illustrer Mac Mahon ou les ligues factieuses dans la rue. Le pouvoir catholique était alors très présent, et lorsque la loi de 1905 est adoptée, cette loi de 1905, ce n'est pas celle du petit père Combes. Le petit père Combes chutera sur la loi de 1905, et c'est une loi de compromis due à Jaurès et à Briand, qui sera finalement adoptée. Jaurès explique très bien qu'il faut aujourd'hui dépasser ce stade et s'attaquer à la question essentielle, qui est la question sociale.
Je partage tout à fait le sentiment de Willaime, selon lequel la laïcité a, quelque part, gagné.

Nous avons laïcisé les esprits et nous avons laïcisé la société.
Quelques exemples:
Le nombre de personnes qui fête Noël sans que cela ne revête aucun aspect religieux; sans aller jusqu'à prendre l'exemple de l'IVG, personne aujourd'hui ne songerait à remettre en cause le divorce qui, lui aussi, est totalement contraire au canon de l'Eglise catholique.
D'une certaine manière nous avons réussi à instiller la laïcité, à instiller l'ensemble du fonctionnement de la société, quelque part cela a probablement aussi déstructuré les Eglises, les cultes eux-mêmes, parce que ce fonctionnement laïc de la société les a confrontées à un certain nombre de réalités qu'elles n'étaient pas prêtes à entendre à l'intérieur de systèmes fermés, dogmatiques par excellence et la laïcité leur a insufflé une forme d'interrogation. Mais ça, c'est le problème des cultes, ce n'est pas le mien.
Je partage totalement l'avis qui vient d'être exprimé, sur la manière de comprendre cette dichotomie entre sphère publique et sphère privée; cette dichotomie qui m'a d'ailleurs toujours laissé, d'abord, songeur.
Reportez vous en 1905, pour ne pas faire moderne! Est-ce que vous imaginez déjà, en 1905, un homme,- puisque le système est encore plus patriarcal à l'époque qu'aujourd'hui, il l’est alors totalement-, un homme donc, qui va sortir le matin, et qui va dire:" je laisse tout ce que j'ai appris dans ma famille, tous les éléments qui ont formé mon identité, ceux là parmi d’autres peuvent être religieux, (quelle que soit sa religion) et, dès que je mets le pied sur le trottoir, je deviens un homme public dans la sphère publique et en conséquence de quoi, je n'ai plus strictement aucun rapport avec ces éléments qui ont contribué à fonder ma personnalité."
Ce renvoi de la religion à la sphère privée a, outre le ridicule que je viens d'évoquer en quelques mots, un autre désavantage, celui de ne pas rendre compte de ce qui se passe au sein même des familles. Regardez ce qui se passait dans les familles, avant, c'était aussi l'inceste, c'était aussi les mauvais traitements envers les femmes et les enfants, tout ça auparavant c'était la sphère familiale, l'Etat n'avait pas à s'en mêler. Aujourd'hui évidemment on raisonne heureusement un peu différemment; aussi et y compris parce que l'évolution des sciences et des techniques nous a interpellés: je ne pense pas un seul instant que les fondateurs de la laïcité se soient posés un jour la question de savoir si l'Etat allait devoir légiférer sur notre manière de procréer; qu'y a-t-il de plus éminemment privé que la manière de procréer ? Or le fait d'avoir à réglementer tous les phénomènes de fécondation in vitro, de reproduction dans ce type de techniques, touche éminemment l’intime. C'est dire que nous avons vu arriver l'Etat dans les sphères très privées.
Je rejoins tout à fait ce qui a été dit tout à l'heure: la sphère publique, c'est l'agora, c'est là où tout le monde intervient, où tout le monde parle, où tout le monde se contredit, dans les limites du pacte républicain, dans les limites définies par la laïcité, dans les limites de l'ordre public républicain. Et l’ordre public républicain est très simple, je peux en donner un exemple. Si je dis à mon voisin "sale arabe", "sale juif" ou "sale nègre", je porte immédiatement atteinte à l'ordre public républicain, parce que l'ordre public républicain considère que les "hommes naissent, demeurent libres et égaux en droit" et donc toute manifestation raciste fondée sur l'origine constitue une négation de l'ordre public républicain.
J'apporterai peut-être des nuances à ce qui a été dit antérieurement, sur cette"victoire" de la laïcité.
Premièrement je pense qu'il convient, de rester vigilant: la nature ayant horreur du vide, la tentation cléricale, d’un pouvoir clérical, quelque soit la nature, l'origine religieuse de celui-ci est une constante et une donnée.. Malgré les avancées considérables, il n'empêche qu'aujourd'hui en Argentine par exemple, il faut continuer à se battre sur le divorce, en Irlande sur l'IVG, au nom des présupposés de l'Eglise catholique et le combat est sévère pour les femmes irlandaises, afin qu’elles puissent disposer librement de leur corps.
Nous avons donc des situations de cette nature qui perdurent et qui méritent beaucoup d’attention ; je parle de l'Europe, on pourrait aussi parler du reste du monde, mais là, je ne peux pas le faire dans le temps qui m’est imparti, ça mériterait un autre débat.
Ma deuxième réserve concerne ce qu’on appelle des "pratiques sectaires", pratiques qui ne sont pas seulement celles des sectes; ne dit on pas en effet, parfois, que l'Eglise est une "secte qui a réussi" ! Il y a parfois des correspondances entre les sectes et le politique; par exemple, il y a certains liens entre l'église de scientologie et le mode de fonctionnement des institutions des USA ou de certains gouvernements des USA. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut éliminer totalement, mais tout cela ne constitue pas l'essentiel du débat.
Le thème de ce débat, c'était : la laïcité doit-elle s'ouvrir à une pluralité culturelle?
Je ne peux concevoir une laïcité qui ne soit pas ouverte au pluralisme culturel! S'il y a laïcité, il y a forcément pluralisme. La laïcité ce n'est pas " cher ami, je ne veux voir qu'une tête"et je renvoie tout le reste des différences dans le système privé.
Il est vrai qu'aujourd'hui l'accélération des choses et des situations accentue encore cette diversité.
En 1920,1930, qui savait ce qu'était un Tamoul? Aujourd'hui, les Tamouls, nous en avons 100 à 200 000 en France, qui sont venus à la suite de la guerre au Sri Lanka.
Les déplacements, les mouvements de populations qui sont la conséquence de la mondialisation et de la facilité des déplacements rendent les choses parfois difficiles à vivre;(le chômage…)
Mais ne nous trompons pas de genre, la question de la diversité culturelle dans le cadre de la laïcité a tout à fait sa place ; il me paraît même antinomique de poser la question; je dirais qu'il y a un non-dit dans cette question et le non-dit dans cette question aujourd’hui, vaut, sous couvert de la laïcité, de pratiques et d’interrogations à l'égard d'une religion bien spécifique, en France, bien évidemment, je veux parler de l'islam.
Je crois qu'à ne pas vouloir aborder ce débat-là, on biaiserait en fait la réalité; car j'ai peur que, sous couvert de laïcité, ne soit entrain d'être véhiculée une forme de parole de rejet, d'exclusion à l'égard d'une voix. Cette voix n'est pas seulement ressentie comme une voix, mais dans la représentation commune, elle conjugue des arabes, du terrorisme, les banlieues, l'immigration, et évidemment l'islam, les musulmans, le fondamentalisme ….
Dans cette espèce de magma redoutable, nous voyons aujourd’hui s’exercer une parole libérée, parfois au nom de la laïcité et qui est une parole qui m’inquiète :
En 1991, l'ancien prêtre JC Barreau, ancien président de l'OMI , écrivait un livre à propos de l'Islam et de la République dans lequel il disait qu'il n'aimait pas l'islam et que l'islam n'était pas soluble dans la République, c'est-à-dire que l’islam était incompatible avec la République. A la suite de ce livre et des protestations qu'il a suscitées, il a été amené à démissionner.
Aujourd'hui le rédacteur en chef du "Point", indique sans fard qu’il est islamophobe; on considère que cela fait partie du débat public normal; bien évidemment, je ne vais pas poursuivre monsieur Imbert devant les tribunaux, car je ne pense pas que ce genre de problème sera résolu par le judiciaire.
Il n’empêche, que là, aujourd'hui, nous sommes devant une forme de refus du pluralisme culturel qui n'est pas un problème de laïcité mais qui est un problème de volonté politique et d'intégration.
Lorsque le parquet de la Somme refuse de poursuivre un curé qui tient des propos invraisemblables sur les juifs et les musulmans mais en particulier sur les musulmans, au motif qu'il s’est déjà fait sermonné par son évêque et que ça suffit. Nous, association antiraciste, sommes obligés de le poursuivre parce que cela mérite qu’au nom du peuple français, on dise que ces propos ne sont pas acceptables et qu' il faut qu'il soit poursuivi.
Lorsque le parquet refuse d'engager une poursuite contre le livre de Madame Fallaci, lequel est un torchon raciste, (il n’y a pas d’autres termes, c’est un torchon, en dehors de son aspect délirant), en sachant, et je le dis clairement, que, si l’on avait remplacé dans ce livre le mot musulman ou arabe par le mot juif, le parquet aurait réagi dans les 2 heures, et ce livre ne serait même pas arrivé en librairie.
Je me dis alors qu’il y a là un réel problème de discrimination à l’intérieur de notre société et que ce qu’on relève, au quotidien, comme une succession de discriminations, masque, en vérité, un échec de l’intégration.
1983, c’était vous vous en souvenez, il y a 20 ans, la marche des beurs; c’était la génération d’Harlem Désir et de bien d'autres … eh bien que demandaient-ils ? D’être considérés comme français, et ils rappelaient qu’ils étaient français.
En 2003, nous en sommes toujours au même stade, un certain nombre de gens réclament toujours d’être considérés comme français parce qu’ils sont français. Je ne parle même pas de ceux qui ont un passeport étranger et que l’on va rejeter en raison de leur identification sociale, religieuse. ..
Je vais terminer en disant ceci :
Je suis assez convaincu, j’ai une assez grande confiance dans la laïcité de la République et dans sa force pour accueillir cette diversité et ce pluralisme culturel. La diversité culturelle ne me gène pas, le pluralisme ne me fait pas peur; la diversité interpelle; eh bien oui, elle interpelle: le village d’à côté diffère du mien. Ce que je crains aujourd’hui, c’est qu'au nom de la laïcité, on soit entrain d’instrumentaliser une certaine forme d’expression, pour en faire une arme d’exclusion. Et on le fait quand on donne par exemple une définition de l’identité française qui soit exclusive d’un certain nombre de pratiques et de réalités.
Enfin je suis d’autant plus confiant dans cette laïcité et dans ses capacités, que ses textes se sont révélés extraordinairement malléables, qu'ils ont permis des pratiques diverses, ouvertes ou fermées, de nature différente. Ces textes ont permis de laïciser la société, et en même temps, ces institutions sont susceptibles d’évoluer.
Je ne suis pas entrain de dire pour autant qu’il faut changer la loi de 1905, loin de là, pour des raisons multiples, ce ne serait pas souhaitable; et je ne crois pas que ce soit le vrai débat actuellement.
Le vrai débat, c’est comment faire une véritable politique et notamment une politique d’intégration qui est en échec depuis 20 ans et qui sape beaucoup plus sûrement le pacte républicain que tout foulard, tout voile ou toute manifestation religieuse au sein de la société.
Lorsque la laïcité s’installe, elle ne s’installe pas simplement contre l’emprise de l’Eglise catholique, la laïcité, ça n’a pas été un mouvement contre, simplement, loin de là. Elle a été un mouvement pour, un mouvement pour l’égalité des droits, pour une école ouverte à tous, pour un ascenseur social ; bien sûr avec des limites, il n’ y avait toujours que 8% de fils d’ouvriers en 68 à l’université, mais il n’empêche que les hussards noirs de la République ont porté plus qu’un mythe, ils ont porté un espoir, et cet espoir aujourd’hui à l’inverse, beaucoup de gens ne le ressentent plus et ne le vivent plus. Et ce qui est donc offert à toute une catégorie de la population, c’est cette espèce d’universalisme abstrait, je reprends l’expression qui a été employée tout à l’heure, non pas simplement dans le dialogue singulier que la République entretient avec chacun des citoyens, mais dans le fait qu’au quotidien, les principes de la République sont niés pour des catégories entières de population en raison de leur situation sociale, de leur origine ou de leurs pratiques. Là, il y a un véritable conflit en germe; parce que, si la République n’est pas capable de mettre en oeuvre ses principes et de dire à ces populations, à ces quelques millions de personnes:"Vous avez autant de droits et vous avez donc autant de responsabilités, de respecter les règles de la République, mais vous avez bien autant de droits et c'est là que le bât blesse. Je peux donner rapidement quelques exemples, sur un ton ironique mais sévère ; je veux parler de ces gens qui téléphonent pour avoir un emploi, et au bout du fil, alors que l’emploi est libre, vous annoncez "monsieur Ben".. on vous répond alors : "Ah! Excusez-moi, la collègue a déjà attribué le poste".
Quand ça se passe de la même manière pour un appartement, et quand ça se passe au quotidien de la même manière pour des millions de personnes. Quand en plus, vous êtes dans une situation sociale, professionnelle complètement dégradée, que vous êtes confronté, parfois, à une représentation inique de l’Etat, le pacte républicain ne fait plus sens. Par exemple, dans les cités, avez-vous remarqué, - je le dis de manière ironique -, combien une proportion notable de policiers ont des problèmes de mémoire, ils vont contrôler huit fois le même jeune dans la même journée et ils ne se souviendront pas de son identité!
Ainsi lorsque des centaines de milliers de personnes vont se trouver confrontées à cette situation, alors, les principes de la République, la laïcité, le pacte républicain deviennent une sorte d’universalisme abstrait, qui n’est plus vécu que comme la justification d’une illusion que les personnes subissent.
C’est pourquoi, je crois, d’une part, qu’il n’y a pas d’autre choix que d’accueillir une diversité culturelle, une pluralité culturelle, parce que c'est la définition même de la laïcité dans le cadre des lois de la République. Mais, ce que je sais aussi, d'autre part, c’est que, autant je considère que le débat sur le voile ressemble presque à une diabolisation, à une forme d’expression qui m’angoisse profondément, notamment dans la haine et l’intolérance qui s’y manifestent, autant lorsque le maire de Paris considère qu'un agent du service public doit serrer la mains aux hommes, je ne suis pas autrement choqué. Je considère en effet, qu’il est dans son rôle par rapport à cette femme, en l'occurrence, quand il lui dit : "vous êtes agent du service public et vous devez serrer la main aux hommes" et il se doit d'appliquer les principes de la République sans fard et sans en avoir peur.
Ceci vaut pleinement pour tous les principes de la République, de telle sorte que tout le monde soit réellement en situation d’égalité de droit, sinon, effectivement, on peut avoir une grand angoisse pour la laïcité parce que les religions, les pratiques de ceci ou les pratiques de cela viendront se substituer à des principes vidés de leur sens puisque quotidiennement foulés aux pieds.
On pourra faire de tel ou tel facteur religieux une espèce d’instrument de révolte, et il n’y a rien de pire que de transformer la religion en instrument de révolte.
Je vous remercie

Elio CB
Merci à Michel Tubiana pour cette analyse qui montre, comme l'arbre cache la forêt, que de brandir le concept de laïcité peut cacher bien des choses ! Tout en faisant mienne votre analyse, je crois cependant qu'il y a aussi une vraie question de l'extension de la démocratie aux droits culturels.
Pour clore cette première partie, je me tourne maintenant vers celui qui est un spécialiste reconnu de la littérature et de la pensée arabo-musulmane, Jamel Eddine Bencheikh, la parole est à vous.

Intervention de M. Jamel Eddine Bencheikh


Je remercie monsieur Tubiana de son intention, mais tout de même, si à monsieur Ben, à qui l'on accorde déjà l’autorisation de porter le voile, il fallait aussi donner un appartement; ce serait de l’exagération !!! (éclats de rire)
Mon exposé portera sur trois points:
Le premier portera sur l’évolution et les mutations de cet ensemble qu’on appelle franco - maghrébin.
Vous avez du remarquer, aussi bien dans les journaux qu’à la radio, quelles que soient les circonstances, cambriolage, agression ou action louable, lorsque l'auteur des faits relatés est un membre de cette communauté, on précise "franco-maghrébin" ou "franco-algérien" ou "franco-tunisien". Je n’ai jamais entendu dire, par contre, que nous avions un ministre de l’intérieur "franco-hongrois"; pourquoi ? (Rires)
Je vais signaler quelques ouvrages qui me semblent importants sur la mutation de cette société, qu’on ne peut plus se contenter d'analyser par des projections répondant à une actualité immédiate : le voile, c’est les musulmans, c’est les Arabes.. Il serait indispensable que la conscience française perçoive enfin les mutations qui, de génération en génération, sont en train d’orienter et de réorienter cette communauté.
Le deuxième point que j’aborderai rapidement est une question que je me pose:
Quand on est en première ou en terminale, fille d’un juif athée et d’une kabyle catholique, et qu’on porte le voile, je voudrais qu’elle me réponde à cette question : comment voit-elle les femmes vivant sous le régime du code de la famille maghrébine ou en Iran ou en Afghanistan ou ailleurs ? Ou, n’y aurait-il plus chez cette génération de jeunes gens, de conscience de l'enjeu de ce qui se passe dans ces pays et dont participent des pratiques telles que l'obligation de port du voile? Cela me semble important.
Mais enfin, mon point essentiel portera sur la culture et la critique de cette expression que je vous lis :
« Les apports de la culture religieuse comme objet de réflexion et de compréhension des héritages collectifs. »
Parlons clair :
Les cultures arabe et persane ne limitent pas simplement à leur aspect religieux; ces cultures ne sont pas entièrement aux mains de théologiens rigoristes. Je vais parcourir avec vous rapidement, ceux qui, d’Ibn Khaldoun à des auteurs contemporains comme Mohammed Charfi, le tunisien, qui écrit et publie chez Albin Michel « Islam et liberté », forment toute une chaîne d’écrits de philosophes, d’historiens, de romanciers, d’universitaires qui défendent le droit du croyant musulman à une réflexion libre. Eh bien, tout cela n’est quasiment jamais cité.
Reprenons le premier point, la mutation de cette communauté.
Je vais vous citer quelques ouvrages récents qui évoquent cette mutation :
celui de Gilles Couvreur, "Musulmans de France, diversité, mutation et perspectives de l’islam français" qui a paru aux éditions de l’Atelier à Paris en 1998;
Ou encore celui de Gilles Kepel, paru au Seuil en 1997 "l’islam en France "
enfin celui de Jocelyne Cesari aux Editions Khartala, " De l’immigré au minoritaire : les Maghrébins de France" 1997.
Lorsqu’on analyse cette mutation,on se rend compte de la diversité de cette évolution, or, il suffit qu’une jeune fille porte le voile dans un lycée pour qu’on projette sur l’ensemble de la communauté un schéma qui permet toutes les manœuvres.
Je cite: "Année après année, sans que l’opinion ne s’en rende bien compte, islam et immigration sont deux réalités qui se disjoignent", voilà ce que je voulais vous dire sur ce point, sans le traiter plus à fond, mais je crois que c’est important de le rappeler à tous ceux qui s’occupent de ces problèmes.
Deuxième point : les femmes voilées.
Les jeunes filles qui vont à l’école voilées, savent-elles ce qu’est le code de la famille, publié en 1984 en Algérie et que les Algériens appellent "le code de l’infamie"? Connaissent-elles le sort des femmes afghanes ? Au demeurant, si le voilage systématique leur plaît, au lieu de porter ce voile élégant qui laisse transparaître leur charme, il faudrait leur montrer la burka! Là, il y a juste une fenêtre! Ont-elles conscience de ce qu'est l’Afghanistan sous le régime des Talibans installé par la puissance américaine, par celle-là même qui "lutte pour le bien contre le mal"? Ont-elles lu ces deux livres, l’un écrit par une iranienne née à Kaboul en 1968: "Bas les voiles" de Chahdortt Djavann, publié chez Gallimard ? Ont-elles lu, page après page, ce que dit Chahdortt Djavann sur le port du voile? Ont-elles lu ce que dit, avec elle, cette afghane, Spôjmaï Zariâb dans "Ces murs qui nous écoutent", livre publié aux éditions l'Inventaire en 2001, et qui a été traduit du persan par Didier Leroy ?
Ce sont des nouvelles qui rapportent ce que c’est que de vivre sous la coupe des rigoristes ou dans une société de non – rigoristes. Savent-elles qu’en Arabie Saoudite, les femmes n’ont pas le droit de conduire? Qu’on les lapide et pas seulement en Arabie Saoudite, mais en Afrique aussi ? Bref, il y là tout un ensemble de questions que je me pose concernant ces jeunes femmes qui se voilent. Je me demande, si, vivant en France, avec la liberté de lire ce qui leur plaît et de réfléchir, comment elles peuvent se passer totalement de considérer le régime des femmes du Maghreb ou du Proche ou du Moyen Orient, et comment elles peuvent prendre des décisions sans se poser de telles questions?
J'aborde enfin le dernier point, celui qui me concerne le plus directement, celui de la culture :
Va-t-on se contenter d'introduire dans l’enseignement quelques exégèses, plus ou moins rapides, de textes coraniques ou bien va-t-on, enfin, accepter d’ouvrir les horizons de ces enfants, de ces jeunes gens et de ces jeunes filles ? Va-t- on, enfin, leur faire lire des textes dont la plupart sont traduits en français, textes qui vont donner de la culture arabe un éclairage tout à fait nouveau.
Je vais citer Ibn Khaldoun (1332- 1406), c'est le XIV ième siècle! Eh bien, Ibn Khaldoun démontre qu’il n’y a aucun grand dessein dans l’histoire qui soit d’ordre divin. Il parle d’intelligibilité historique et entend saisir les rapports de causalité qui régissent le réel. Vous pourrez lire dans les "Prolégomènes" qui vient de sortir à la Pléiade chez Gallimard, ouvrage traduit par un universitaire marocain, Abdesselam Cheddadi : à propos des rapport de causalités qui régissent le réel : "Le Coran est l’étude d’une sociabilité qui permet de comprendre le mécanisme des comportements historiques mais surtout il déborde les faits pour les replacer dans la totalité qui les contient." C’est une sorte de rationalisme et lorsqu’il en arrive à étudier la souveraineté, qui semble dévolue par droit divin à certains personnages ou à certains clans, il écrit : "la royauté de certaines fractions d’un peuple ne leur arrive qu’après qu’elles ont fait sentir leur force; dés qu'ils ont été désignés ceux qui exercent le pouvoir s’enfoncent dans le bien être et se noient dans l’océan du luxe."
Il y a des échos, relisez le grand "Tractatus" de Spinoza. Je passe très rapidement pour rappeler à ces jeunes filles voilées qu’elles ont tout de même d’autres sources pour plonger dans une spiritualité musulmane profonde que de s’en tenir à quelques gesticulations quotidiennes ou au port de voile ; qu'elles lisent les admirables poèmes de ce grand mystique, Mansur El Hallâj, exécuté en 922, il y a là des textes d’une profondeur, d’une élévation tout à fait étonnante et d’ailleurs Louis Massignon lui a consacré toute sa vie. A chaque fois que la spiritualité musulmane dans sa profondeur, dans son élévation, a menacé l’exercice du pouvoir, on l’a écartée, condamnée.
Je vous cite quelques auteurs contemporains qui se situent dans le même sillage:
Farah Antun (1847-1922), qui publie en Alexandrie en 1903 un ouvrage sur Averroès ; combien y a t il de gesticulateurs musulmans qui lisent Ibn Rushd ? Cet auteur égyptien écrit dans sa préface que le principe d’Averroès était de faire concorder la religion avec la science non la science avec la religion.
Al-Kawakibi , un auteur syrien (1849 – 1902) montre combien la philosophie, la sociologie, l’histoire, les savoirs indisposent les despotes ;
Le tunisien Tahar Haddad 1899-1935 emboîte le pas à Al-Kawakibi dans son livre qui s’intitule: "Notre femme, la législation islamique et la société", livre qui paraît pour la première fois en 1930 ; par "notre femme" il faut comprendre "la femme musulmane".
Je vais vous raconter une anecdote très plaisante : l’égyptien Mansour Fahmy , sociologue égyptien, disciple de Durkheim, soutient à la Sorbonne en 1913, une thèse sur la condition de la femme musulmane. Vous réalisez ! A la Sorbonne ! en 1913 ! Cette thèse déchaîne contre lui les docteurs de la loi et pour une raison qui va vous faire éclater de rire, c’est que cette thèse a été préparée à Paris, en Sorbonne, sous la direction de Levy Brühl !! Un arabe, sous la direction d’un juif ! Sur la femme !
J'en arrive à la fin pour vous citer quelques auteurs plus contemporains:
Ali Abderrazik (1888-1966) écrit: "L’islam et les fondements du pouvoir". Dans ce livre traduit en français, il réfute la thèse selon laquelle le califat aurait une fonction religieuse qui légitime son pouvoir et son autorité sur la société. Sa conclusion est véritablement historique :
" Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de jeter bas ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières avancées de la raison humaine ".
Sa position provoque une crise sans précédent dans le monde arabe; on l’accuse, on le chasse de sa chaire d’enseignement d' El Ahzar, ce qui n’empêche pas quelques intellectuels lucides de poursuivre le débat.
Je supplie les jeunes musulmans français de lire cet ouvrage de Mohamed Charfi : " Islam et Liberté "publié chez Albin Michel. Combien de français et de françaises ou peut-être, serai-je autorisé à dire, de franco-maghrébins, ont-ils lu ce livre qui date de 1998 ?
Mohamed Talbi, en 1998, a écrit un livre paru à Tunis et à Paris;
(et ce n’est pas sans émotion que je cite son nom, puisqu’il a figuré jadis dans mon jury d’agrégation d’arabe). Il y présente un "Plaidoyer pour un islam moderne".
Au Maroc, " Introduction à la critique de la raison arabe " de Mohamed Abed Al-Jabri paru aux éditions La Découverte en 1995
"L’islam est il hostile à la laïcité" écrit par Abdou Filali Ansary, auteur marocain, ce livre est publié à Casablanca en 1997 et, je m’arrêterai là, car la liste serait un peu longue.
Je voudrais simplement rappeler trois choses :
J’ai entendu les interventions de mes deux collègues ; il faut effectivement regarder les problèmes qui nous concernent aujourd’hui en s’armant de tous les instruments d’analyse qui nous permettent de juger le vrai et non pas les représentations données par les uns ou par les autres.
Deuxième point, je ne peux pas concevoir qu’on se voile à Paris quand la femme musulmane est partout soumise à un sort insupportable, qu’au moins, par décence, ces jeunes filles, libres elles, de vivre, de circuler, d’apprendre, aient la pudeur non de se voiler, mais de dévoiler ce qu’on fait à leurs sœurs sous toutes les chapes musulmanes.
Troisièmement, une pensée arabe libre existe; et il faut tout de même que dans les analyses qu’on fait en France de l’islam, on fasse appel à ces voix qui n’ont pas hésité à choisir la France pour pouvoir s’exprimer et faire éditer leurs ouvrages.
Je vous remercie de votre attention.

Elio CB
Merci pour cette intervention forte, passionnée même. Elle suscitera peut-être des questions. Le temps est venu justement de donner la parole à la salle.
Compte tenu de l'horaire et pour permettre au plus grand nombre d'entre vous de pouvoir s'exprimer, nous avons prévu ces fiches que vous aviez sur vos chaises, il y en a d'autres à votre disposition si vous en manquez. Inscrivez votre question, précisez le cas échéant à qui elle est adressée.
En attendant le retour et l'analyse rapide de vos questions, je vais en prendre une ou deux tout de suite, directement dans la salle.
Oui? Paul Balta?

Débat


Premier Intervenant : Paul Balta
Dans la suite de ce qui vient d’être dit, je voudrais rappeler, un fait que j'ai souvent repris dans mes livres, et, entre autres, dans le dernier d’entre eux, sur "l’islam" dans la collection "idées reçues" du Cavalier bleu, c’est que du VIII ième au XIII ième, XV ième siècle, l’islam a été à la pointe de la modernité dans presque tous les domaines : astronomie, mathématiques, physique, santé, etc.. et que sans ses apports, notre Renaissance européenne n’aurait, sans doute, pas été ce qu’elle a été; c’est le premier point .
Le deuxième point, plus actuel, je suis membre de la commission « Religions » de Coup de soleil, je suis aussi connu comme un spécialiste du monde arabe, de l’islam et de la Méditerranée, je ne suis pas juif mais j’ai lancé l’idée d’un livre « La Méditerranée des juifs » qui est sorti hier après midi, vous en trouverez quelques exemplaires en vente à la table de "Confluences Méditerranée", Elio Cohen Boulakia y a aussi contribué ; alors pourquoi ai-je lancé cette idée , eh bien, d’une part, je suis né et j’ai vécu ma jeunesse à Alexandrie, et j’avais une dette, et j’ai toujours une dette envers mes camarades juifs d’Alexandrie qui m’ont initié à la modernité, parce que chez les frères des écoles chrétiennes, le marxisme, le sionisme, le capitalisme…, on n’en n’avait jamais entendu parler ; et puis je crois aussi que dans le contexte actuel, c’est important. Il ressort de ce livre, que pendant des siècles juifs, chrétiens et musulmans ont vécu, avec certes, des moments difficiles, mais qu'ils ont néanmoins sur une longue période pu coexister, coopérer et créer ensemble dans de nombreux domaines que ce soit en Andalousie, mais aussi au Maghreb, en Egypte et en Orient.

Michel Tubiana
Je vois beaucoup de questions qui arrivent là à propos du voile.
Cette affaire commence à me faire penser au dessin de Caran d’Ache à propos de l’affaire Dreyfus, où il y avait avant : " ils n’en en ont pas parlé" : une tablée de famille, ils mangent, tout se passe très bien et puis après: "ils en ont parlé", et le dessin de Caran d’Ache montre une table absolument dévastée, les gens s’étant battus etc..
Je disais tout à l’heure, que ce qui me frappe dans cette affaire d’abord, c’est la haine et la violence qui s’y expriment. Que certains aient cru pouvoir dire par exemple, que c’était bien fait pour des gamines d’être exclues de l'école, ça a quelque chose de l’espèce de l’exorcisme, du bouc émissaire et un peu, chez certains, de la femme tondue, pour parler clair. Quand j’entends un homme politique français, en l’occurrence, je le cite, Julien Dray, dire qu’"on ne peut pas mettre sur le même plan le voile, la croix et la kippa", je me demande où il a fait ses classes de laïcité, cet homme, parce que je ne savais pas que la République était chargée de faire un classement à l’intérieur des religions.
Pour le reste, le troisième orateur posait la question « comment peuvent-elles » ? En fait, je crois que, quand on les rencontre, et j’ai rencontré les jeunes filles d’Aubervilliers, mais j’en ai aussi rencontré d’autres, eh bien quand on dialogue avec elles, on se rend compte qu’elles ne sont pas (et j’ai employé tout à l’heure, à dessein, ce terme de la polysémie du voile en France) mais alors, absolument pas, prêtes à accepter un statut de la femme tel que vous l’évoquez ; mais alors absolument pas, ni de près, ni de loin; alors après, bien sûr, on va sonder les reins et les cœurs, mais il convient, me semble-t-il d'observer trois limites : la première, c’est effectivement de ne pas confondre: nous sommes en France et pas en Iran ni en Afghanistan et l’on ne peut pas assimiler telle ou telle manifestation de cette nature, à des exemples pris à l'extérieur de nos frontières et hors du contexte français.
La seconde réflexion, c’est que je crois et je le dis clairement: "pourvu que tous les enseignements soient suivis", je préfère que les jeunes filles restent à l’école et bénéficient de l’enseignement de la République plutôt qu’elles en soient sorties et renvoyées dans des ghettos;" j’ai indiqué très clairement: "pourvu que tous les enseignements soient suivis."
Troisièmement, et ça, j'en suis absolument persuadé, ce n’est pas à coup d’exclusion ni à coup de remontrance morale que l’on règlera ce genre de question.
Si aujourd’hui sous une forme ou sous une autre, que ce soit avec le voile ou avec d’autres manifestations, on assiste à ce type de problématique, c’est qu’il y a un réel, réel, réel problème d’intégration, et que de le prendre par ce bout de la lorgnette-là, c’est bien commode, parce que ça évite de se poser le reste du problème. Les vrais problèmes à propos de la condition de la femme, c'est que nous nous trouvons dans une situation, où les politiques sociales à l’oeuvre qui sont extraordinairement déstabilisatrices, le sont plus particulièrement pour les femmes, compte tenu de l’inégalité qui règne dans la société à leur encontre, et qu'elles le sont encore plus pour les femmes qui vivent dans des situations de ghettos, à l’intérieur de communautés socialement défavorisées. Alors mettons en œuvre une politique sociale et d'intégration et ne nous leurrons pas en feignant de considérer comme essentielle cette réglementation du port du voile.

Pour en terminer, je voudrais dire deux mots, sur ce qui m’a échappé tout à l’heure mais auquel je tiens beaucoup : c’est que tout cela s’inscrit dans un contexte où la France n’a pas réglé ses comptes avec son histoire coloniale.
La France a commencé péniblement à régler ses comptes en 1970, avec la deuxième guerre mondiale, avec la publication du livre de Paxton sur la France de Vichy où un certain nombre de français, c'est-à-dire une grande majorité, ont appris que le statut des juifs, ce ne sont pas les allemands qui l’ont imposé, c’est Vichy qui l’a écrit et appliqué avant que n'interviennent les ordonnances antijuives des nazis, à Paris; et la France continue à régler ses comptes avec la seconde guerre mondiale, avec ce qui s’y est passé , avec son passé ; les choses ont donc considérablement avancé, c’est incontestable.
Il n’en est rien, mais rien à l’égard de son passé colonial. Je vous renvoie à un livre dont vous débattrez au cours de ce "Maghreb des Livres", un livre sur "le Paris arabe" . Vous y verrez comment est décrite, dans "France-soir", à l’époque où Pierre Lazareff dirige ce journal, une soirée de Oum Kalsoum à l‘Olympia : c’est impensable, impensable!! A partir de là, on comprend que dans les programmes scolaires on ne nous donne pas un enseignement sur ces cultures-là comme si elles faisaient partie de nous, mais, comme si ces cultures nous étaient totalement étrangères. Je ne suis en l’espèce pas du tout pédagogue, je suis avocat de profession, je vois les manuels de l’enseignement en tant que parent d’élève et en tant que parent d’élève je suis attristé de voir ce qu’il y a dans ces manuels : on y enseigne le monde musulman comme si ce monde était totalement étranger à la France et au monde occidental. Ces cultures nous sont enseignées,- je ne dis pas qu’elles ne sont pas différentes- comme si c'était l'Atlantique et le Pacifique réunis qui nous séparaient et non la Méditerranée! Comme si nous n’avions jamais eu de contacts, pour reprendre les caricatures, c'est comme si les Sarrazins n’étaient pas arrivés jusqu’à Poitiers, comme si nous n’avions pas colonisé l’Algérie, et que ce sont des mondes qui sont complètement différents.
Cette façon de voir les problèmes, ne peut que considérablement peser sur les pratiques d’exclusion et sur les représentations d’exclusion que nous vivons aujourd’hui dans ce pays.


La première question à Monsieur Willaime porte sur une demande de clarification de la distinction: sphère publique / sphère privée notamment sur le plan juridique.
Jean-Paul Willaime :
Je voudrais dire d'abord mon plein accord avec ce que vient d’exprimer monsieur Tubiana notamment sur l’importance, la priorité à l’intégration et à l’ouverture au savoir que souhaitait aussi monsieur Bencheikh. Il m’apparaît aussi extrêmement important de dire qu’il y a des gros efforts à faire dans les manuels scolaires, dans l’enseignement, sur la façon dont on parle des diverses religions; c'est précisément l'une des missions de l’institut européen en sciences des religions auquel je participe puisque il a été intégré à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il y a donc des initiatives qui se prennent dans ce domaine.
Quant à la question sur les rapports entre le public et le privé.
La personne qui pose la question a tout à fait raison, du point de vue juridique, la distinction est très claire entre droit privé et droit public; dans mon exposé, je me plaçais d’un point de vue sociologique en disant que dans des pays d’Europe, il y des religions qui sont quelquefois reconnues à travers des dispositifs de droit public ; c’est le cas en Allemagne, par exemple.
Mieux insérer l’expression des identités culturelles ou religieuses dans l’espace public ne signifie pas pour autant obligatoirement qu’elles devraient relever du droit public; à mon avis, c’est tout à fait aménageable, tout en leur maintenant leur statut d’associations privées ; il y a des articulations à trouver entre des institutions de droit public et des groupements de droit privé, dans l’animation de l'espace public ; donc ça ne demande pas obligatoirement une solution juridique, je tenais à préciser ce point.
On voit, par exemple, en ce qui concerne l'articulation entre l’enseignement des écoles confessionnelles et l’école publique, qu'à travers la loi Debré de 1959, on peut dire qu’il y a eu association; à travers le contrat d’association, il y a participation d’écoles privées au service public de l’Education nationale, moyennant un certains nombre de dispositifs. On voit là un bel exemple d’articulation entre le public et le privé.

Une autre question m’est adressée, concernant la possibilité d’éditer sur le Coran un dictionnaire comme il en existe sur la Bible :
Je ne suis pas personnellement un spécialiste de l’islam, mais je sais qu’il y a des outils, dans le cas de la collection de l’Education nationale initiée par le centre régional de documentation pédagogique de Besançon, il y a des séries de volumes sur les religions: il y a un volume sur l’islam pour aider les professeurs à traiter du fait musulman à l'école, il a été à la fois écrit par un spécialiste et en lien avec un praticien de l’enseignement ;
Il y a également, des ouvrages de spécialistes, j’en vois également aux Hautes Etudes; j’ai un collègue qui a fait une vaste synthèse sur l’approche socio-historique de l’islam dans le cadre d’un colloque que nous avons eu, sous l’égide de la direction de l’enseignement supérieur du ministère de l’Education nationale : il y avait un certain retard dans la diffusion sociale de nombre de travaux de spécialistes. Je suis très sensible à ce que disait mon voisin; il y a des thèses, d’excellentes études, il est extrêmement important qu’elles soient plus lues, diffusées, pour qu’on avance dans une connaissance éclairée des différentes traditions religieuses, et là, c’est de la responsabilité à la fois de l’Education nationale mais surtout d'une responsabilité politique plus large. Il ne faut pas que ce savoir soit réservé aux spécialistes, il est le bien de tous et c’est effectivement un grand apport de la laïcité que tout le monde puisse y accéder.


Quelques questions à Jamel Eddine Bencheikh
"Excusez moi de vous dire monsieur, que vous n’avez pas à critiquer les filles voilées, qui sont tout à fait libres de porter le voile! "
Réponse de JE Bencheikh:
Je suis tout à fait ravi qu’elles portent le voile par libre choix, mais, peuvent-elles me dire quel est leur choix vis a vis de l’héritage de l’épouse, de la polygamie, du droit à la répudiation de l’époux et du double code qui s’inscrit dans la domination absolue du masculin sur le féminin ? Et donc, on peut certes être tout à fait libre de choisir d’être voilée, d’être répudiée, de n’avoir pas d’héritage, et pour les hommes, d’avoir quatre femmes légales et autant de concubines qu’on veut, ce n’est pas mon affaire. Elles sont donc libres de porter ou non le voile, grand bien leur fasse! Je disais simplement que je regrettais, mais sans plus, que les femmes musulmanes de France n’aient pas le souci de considérer la situation des musulmanes du Maghreb, d’Iran, d’Afghanistan ou d’ailleurs; mais si elles n'ont pas ce souci, tant mieux pour elles !!

Autre question :
Oui, une pensée musulmane existe mais pourquoi ne s’exprime t-elle pas actuellement sur le port du voile ?
Réponse de Jamel Eddine Bencheikh
Je vous ai cité, madame, des textes de Charfi, Talbi, de Filali Ansary,…aussi bien en Tunisie, au Maroc qu’en Algérie qui s’expriment sur ce problème, sur la liberté, sur la nécessité de réviser les dispositions légales de l’islam.
Et vous ajoutez: " Le voile n’est pas un signe culturel ou religieux, c’est un signe idéologique ", c'est là, madame votre interprétation!

Troisième question d’une collègue agrégée de lettres françaises, madame Nadir T.: "faut il nécessairement être dévoilée pour dénoncer le sort infâme fait à beaucoup de femmes musulmanes?"
Réponse de Jamel Eddine Bencheikh
Non, pas du tout , je n’ai pas dit que seul le dévoilement permettait de se porter aux côtés des femmes subissant ce sort ; je dis simplement que le voile est un symbole et que les femmes voilées, cloîtrées, déshéritées, répudiées, méritaient une alliance qui ne passe pas forcément par le port du voile ; alors, de deux choses l’une, ou bien le port du voile est limité à lui-même et ne se lie pas aux autres obligations imposées à la femme, et à ce moment là, c'est d' une mauvaise croyante voilée qu’il s’agit!
Protestations dans la salle : "c’est un raccourci un peu simple" !
Jamel Eddine Bencheikh:
Ce n’est pas un raccourci : ce que le droit musulman applique à la femme, et c’est pourquoi les philosophes jadis, et les intellectuels arabes aujourd’hui, protestent, ce sont des lois tribales datant d’avant le Coran (applaudissements). Elles relèvent des us et coutumes des tribus arabes, nomades et semi-nomades de la péninsule arabique.
Si les femmes voilées réclament de porter le voile, la question que je leur pose est la suivante: que disent-elles de la polygamie? Du déshéritement ? Et de l’ensemble des règles qui régissent la femme dans ces pays?
M Tubiana à Jamel Eddine Bencheikh: "Me permettez vous de vous apporter un tout petit peu la contradiction ?"
Jamel Eddine Bencheikh lit une autre question :
" Ibn Khadoun, Ibn Rushd, Charfi sont ils enseignés dans les lycées?
Réponse de Jamel Eddine Bencheikh
Je ne sais pas, j’ai quitté l’université il y a 6ans, mais je voudrais rappeler que la France est, en Europe, le pays qui compte le plus d’agrégés et de certifiés d’arabe et que malgré cela, je ne les vois jamais apparaître en public, cela m'interroge. Regardez à Paris, les universités de Paris III , Paris IV, Langues O; en province, les universités de Lyon, Bordeaux, Strasbourg ont toutes des chaires d’arabe et les agrégés et certifiés d’arabe sont dans les lycées, un peu partout. Par conséquent, si l’on admet cette idée que j’ai présentée que la culture arabe n'est pas faite simplement de diktats de théologiens, mais que, depuis Ibn khaldoun jusqu’à Mohamed Charfi aujourd’hui, il y a des textes écrits en français ou d’autres qui existent en traductions, ils peuvent donc figurer dans les programmes ; je réponds donc à la collègue que je ne sais pas si, dans les lycées, on enseigne, que ce soit dans le cadre de la langue, ou dans le cadre de la philosophie, les textes que je viens de citer mais qu'en tout cas, on pourrait le faire.
Jamel Eddine Bencheikh lit une dernière remarque relative à son exposé:
"Vous n'avez pas de leçons à donner aux femmes voilées !"
Réponse de Jamel Eddine Bencheikh:
Je n’ai pas du tout l’intention d’avoir un dialogue avec elles.


Michel Tubiana reprend la parole.
Deux choses :
Il faut que nous ayons tous conscience que nous sommes dans le domaine de la liberté de conscience des gens, et que, quel que soit le sens que nous donnons à ce type de manifestation, que ce soit dans la sphère de l’école ou que ce soit dans la sphère publique, n'enfermons pas la compréhension de ces comportements dans une grille de lecture unique : quand on ne porte pas le voile, on ne le fait pas uniquement pour des questions d’héritage.. et inversement. Cette question de la liberté de conscience, elle est consubstantielle à la laïcité, on ne contraint pas les gens, on ne contraint pas l’esprit des gens au-delà de ce que nécessitent les sociétés démocratiques. C’est le texte qui a été rappelé ; ne nous érigeons pas en censeur absolu de l’esprit des gens, il y a là un danger que l’on connaît trop dans l’histoire, à vouloir définir contre les gens, ce qu’est leur bonheur ;
La polysémie du voile telle qu’elle est pratiquée en France, il ne faut pas la renvoyer systématiquement à ce qu’elle signifie ailleurs. Un certain nombre de femmes estime qu’elles peuvent porter le foulard, ici, parce justement, ici, elles ne seront pas réprimées .. Alors vous pouvez, à ce moment là, les interpeller comme moi j’interpelle n’importe quel citoyen dans ce pays, en disant: "que faites-vous pour que les choses changent ici et ailleurs, sur tous les sujets?" Et c’est renvoyer à ce moment là, la question à chacun, "Que faites-vous de votre citoyenneté personnelle, comment la mettez vous en œuvre?" Mais certainement pas en réagissant en termes de jugements moraux. (Applaudissements)

Elio CB
Pour des problèmes d'horaires impératifs, je me vois contraint d'arrêter là le débat et de clore cette table ronde ; je sens des frustrations de ne pas continuer et je le regrette.
Si vous vous souhaitez recevoir le compte rendu de cet échange, rapprochez vous des personnes groupées là autour du piano, elles prendront vos coordonnées. Nous espérons une publication pour la fin janvier prochain. Sont également à votre disposition des recueils de documents d'analyse qui sont extraits des travaux préparatoires à cette table ronde. Merci.

 

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