Un
défi pour la laïcité: s'ouvrir au pluralisme
culturel?
"Un défi pour la
laïcité: s'ouvrir au pluralisme culturel ?"
Table ronde du samedi 8 novembre 2003, à l'Hôtel de
Ville de Paris,
dans le cadre du X è Maghreb des livres Téléchargez
la table ronde
Cette première table ronde du X ième
Maghreb des livres a rassemblé plus de 200 personnes,
c'est donc dans une salle comble qu'ont débattu de cette
question:
Jean-Paul
WILLAIME,
directeur d'Etudes à l'Ecole Pratique de Hautes Etudes,
Sorbonne Paris, Directeur du Groupe de Sociologie des Religions
et de la laïcité, Unité mixte de recherches
E.P.H.E./ C.N.R.S., institut de recherches sur les sociétés
contemporaines.
Michel
TUBIANA,
Avocat , président de la Ligue des Droits de l'Homme
Et Jamel
Eddine BENCHEIKH, professeur des Universités,
homme de lettres, spécialiste de littérature arabe.
Elio COHEN BOULAKIA,
au nom de la commission "Religions" introduit la table
ronde , ainsi que le
débat
qui s'en est suivi.
Tout d'abord un grand merci à nos invités
d'être là et de nourrir ce débat. Merci également
à vous tous d'être venus si nombreux.
La table ronde qui nous réunit aujourd'hui
est l'aboutissement d'une partie des réflexions de la commission
"Religions" de l'association Coup de soleil, (Coup de
soleil, qui comme vous le savez est l'organisatrice de ce X ième
Maghreb des Livres.)
Cette commission pendant plus de deux ans a
été animée par André Micaleff et ce,
jusqu'à son récent départ de France.
L'objectif de notre commission a d'abord été
l'étude de la question du pouvoir dans les relations entre
le politique et le religieux.
L'Histoire, tout comme l'analyse du présent,
nous montre que les trois religions du Livre ont eu dans le passé
et ont aujourd'hui leurs intégristes, lesquels tentent
de parasiter le pouvoir politique, à défaut de pouvoir
s'en emparer, en instrumentalisant la religion.
Le pacte républicain, fondé sur
l'égalité de traitement et la liberté de
croyances religieuses ou non religieuses des individus, sur l'égalité
des droits et la liberté de conscience, concepts qu'on
nomme d'un mot, la laïcité, se trouve confronté
aux dogmatismes des courants de pensée de ces idéologies
intégristes.
Cet affrontement conduit certains à prôner
une application rigide de la laïcité, dans les formes
où elle s'est exprimée au début du siècle
dernier, sans prise en compte d'une évolution de la demande
sociale qui s'accommode mal du maintien, du refoulement dans la
sphère privée de l'identité culturelle des
individus.
Or la reconnaissance de ce droit individuel,
lequel permettrait au citoyen de garder la mémoire de sa
culture, cette extension en somme de la démocratie aux
droits culturels n'est-elle pas aujourd'hui, à la fois
possible et nécessaire?
Pour jouer pleinement son rôle intégrateur la laïcité
ne doit–elle pas s'ouvrir au pluralisme culturel qui caractérise
notre société ?
L'école laïque ne doit – elle pas cesser de
s'interdire d'aborder l'enseignement du fait religieux, en tant
que fait culturel, porteur de sens?
Pour nourrir le débat sur cette question
et avant de donner la parole à la salle, je vais maintenant
demander à Jean-Paul WILLAIME, à Michel TUBIANA
et à Jamel Eddine BENCHEIKH d'intervenir successivement
en se limitant chacun à une vingtaine de minutes, afin
de ne pas amputer le temps du débat.
Quelques mots pour présenter nos invités, et j'en
aurai fini.
Jamel Eddine BENCHEIKH, vous
êtes professeur émérite de littérature
arabe médiévale à Paris IV Sorbonne, écrivain,
poète, avant tout poète devrais-je dire peut-être…
Vous avez créé à Alger la première
revue littéraire algérienne, "les cahiers algériens
de littérature comparée". Depuis 1992 vous
avez participé à de nombreux collectifs sur et pour
l'Algérie.
Vous êtes connu pour vos travaux de critique et d'érudition;
également pour vos traductions, œuvres marquantes
au titre desquelles on peut citer "le voyage nocturne",
ainsi qu'un travail en cours, mené avec André MIQUEL,
"Les mille et une nuits" ouvrage publié chez
Gallimard dans la collection de la Pléiade.
Michel TUBIANA, vous êtes
avocat à la cour d'appel de Paris, président de
la Ligue française des Droits de l'Homme et vice-président
de la fédération internationale des ligues des Droits
de l'Homme.
Militant et ligueur depuis quelque 25 ans, vous menez des combats
dont on mesure l'importance dans le monde qui est le nôtre.
Vous avez présidé la commission "Laïcité"
de la Ligue.
Jean - Paul WILLAIME, vous
êtes sociologue des religions, directeur d'études
à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes dans la section des
sciences religieuses. Vous dirigez le Groupe de Sociologie des
Religions et de la Laïcité, unité mixte de
recherches sur les sociétés contemporaines (Ecole
Pratique/ CNRS).
Vous êtes l'auteur de nombreuses publications, et dans vos
travaux actuels vous élargissez considérablement
l'aire de vos recherches tant au niveau de l'Europe qu'au niveau
international.
Vous êtes sans aucun doute particulièrement à
même de planter le décor de ce débat qui s'ouvre,
et sans plus tarder, je vous cède la parole
Intervention de Jean-Paul
Willaime
Merci pour cette présentation et merci
à l’association "Coup de soleil" pour l’occasion
qu’elle me donne d’intervenir sur la situation de
la laïcité française et les nouveaux défis
auxquels elle est confrontée aujourd’hui.
Je voudrais, mesdames et messieurs, tout d’abord vous expliquer
en quoi, en fin de compte, la laïcité à la
française vit une crise de croissance consécutive
à sa réussite ; car la laïcité est maintenant
bien arrimée dans nos institutions et non seulement dans
nos institutions mais dans nos mentalités ; et je pourrais
dire qu’en France, comme dans d’autres pays d’Europe,
à beaucoup d’égards nous sommes tous laïcs.
Vous connaissez les grands principes de la
laïcité qu’on pourrait résumer, par une
formule de Cavour "Une Eglise libre dans un Etat libre"
c'est-à-dire l’autonomie respective du politique
et du religieux. La liberté de l’Etat par rapport
à toute religion, et la liberté des groupes religieux
de vivre leur religion, de pratiquer leur culte, toutes choses
qui sont reconnues par nos textes fondamentaux.
Dans la loi de 1905, "la République assure la liberté
de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous
les seules restrictions édictées… dans l’intérêt
de l’ordre public", et l’article 2 : "La
République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne
aucun culte" et notre constitution de 1958 qui précise
que "la France est une république indivisible, laïque,
démocratique et sociale…elle assure l’égalité
devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine,
de race ou de religion". Elle respecte toutes les croyances;
les droits de toutes femmes et hommes dans la société
ne dépendent pas d’appartenances ethniques, d’appartenances
religieuses, ils sont les mêmes pour tous; elle est en même
temps une République qui respecte les croyances, notre
constitution le dit.
Il y a également un autre texte très
important, c’est la convention européenne des droits
de l’homme, l’article 9 , qui indique que "toute
personne a droit à la liberté de pensée,
de conscience, de religions", et que ce droit implique "la
liberté de changer de religion ou de conviction" ainsi
que "la liberté de manifester sa religion en public
ou en privé par le culte, l’enseignement , les pratiques
et l’accomplissement des rites" et que cette "liberté
ne peut faire l’objet d’aucune restriction que celles
qui sont prévues dans les sociétés démocratiques
relatives à la sécurité publique, au respect
des Droits de l’Homme", etc…Donc une liberté
de manifester ses convictions individuellement ou collectivement
, en privé ou en public; la France a ratifié cette
convention en 1974, et, on peut se prévaloir de cette convention,
éventuellement, si on estime qu’elle est violée.
Alors, je vous le disais d’entrée
de jeu, l’instauration de la laïcité en France
pas été une affaire facile : On a parlé de
"la guerre des deux France ", France catholique /France
laïque; il y a eu, en particulier, des conflits autour de
la laïcité scolaire : école publique/école
dite « libre » et donc un passé de conflits.
Aujourd’hui, toutes les observations et toutes les enquêtes
le montrent, on est passé d’une laïcité
de combat, qui a eu des accents anticléricaux, et qui,
dans certaines phases de son histoire, a pu avoir une neutralité
plutôt négative à l’égard des
religions, à une neutralité que l’on pourrait
qualifier de bienveillante à l’égard des expressions
religieuses, et en particulier à travers une application,
une jurisprudence assez libérale dans la façon d’appliquer
les dispositions de la loi de séparation des Eglises et
de l’Etat de 1905.
Les enquêtes que nous pratiquons en sociologie
vérifient que la laïcité est aujourd’hui
largement ratifiée par l’opinion publique, y compris
les français catholiques ; les plus pratiquants disent
qu’ils sont en faveur de la séparation des Eglises
et de l’Etat, mais également en faveur de la laïcité
scolaire : il y a donc eu une intériorisation, une appropriation
de la laïcité dans les consciences religieuses elles-mêmes
parmi les personnes les plus engagées religieusement. En
vous disant cela, je ne veux pas nier le fait que dans les différents
milieux religieux, qu'ils soient catholiques, protestants, juifs
ou musulmans, il y a des fanatiques, des radicaux qui ne s'accommodent
pas de cette laïcité, c'est bien effectivement à
prendre en compte, mais je vous dis la tendance générale
majoritaire, qu'il ne faudrait pas oublier.
C'est intéressant à constater,
on a vu se développer ces dernières années
des pratiques de pacification et même de coopération.
Qui dit séparation Eglise / Etat, ne dit pas absence de
coopération entre la puissance publique, les pouvoirs publics
et les différents représentants des différentes
religions. On le voit dans toute une série de domaines
où, par exemple, dans des comités nationaux d'éthique,
dans le comité national pour le sida, il y a des représentants
des familles dites spirituelles.
On le voit également dans la gestion d'un certain nombre
de crises, comme celle de la Nouvelle Calédonie ou dans
tel ou tel problème, où l'on associe volontiers
des représentants des religions à la réflexion.
On voit également que dans notre chère République
laïque, il y a une prise en compte médiatique du fait
religieux à travers l'organisation d'émissions religieuses
sur une chaîne publique de télévision, France
2 avec non seulement les émissions sur les confessions
chrétiennes juive et musulmane mais aussi l'ajout en 1992
d'émissions sur le bouddhisme.
On voit également des mesures d'exonération de la
taxe foncière pour les édifices du culte, la possibilité
d'avoir des réductions d'impôts à partir des
dons qui sont faits aux associations cultuelles, On le voit, toute
une série de dispositifs dans la pratique nous montre une
application libérale de la mise en œuvre d'une neutralité
bienveillante de la séparation des Eglises et de l'Etat.
Si je vous dis cela, c'est pour m'interroger
devant vous: je me demande si, aujourd'hui il n'y a pas, en fin
de compte, un certain risque de régression, un certain
risque d'un coup d'arrêt par rapport à cette vision
libérale et ouverte de la laïcité dans sa reconnaissance
des faits religieux?
Quelques indices me font craindre une conception que
je qualifierais de "sécuritaire" de la laïcité,
conception qui pourrait avoir tendance à enfermer le religieux
dans ses dimensions uniquement privées.
Or cela pose question, nous interroge, tout d'abord
parce que historiquement, sociologiquement, et même juridiquement,
c'est une erreur de réduire le fait religieux à
des dimensions privées.
La loi de 1905 reconnaît l'exercice du culte; l'exercice
du culte, ce n'est pas une habitude privée, une manifestation
privée ! Et puis les religions ne se réduisent pas
à l'exercice du culte, il y a des dimensions éducatives,
des dimensions sociales, culturelles; l'histoire de la sociologie
des religions nous le rappelle, les religions sont des grands
segments culturels des grands segments civilisationnels qui concernent
les différentes dimensions de la vie et des activités
humaines. Et donc, face à certaines inquiétudes,
par exemple autour de la fameuse "question du foulard"
ou à propos de tel ou tel danger que représenteraient
les pratiques religieuses de certains groupes religieux dits "sectaires",
on peut avoir tendance à trop enclore le religieux dans
le privé.
Or n'est-ce pas là, une conception un
peu dépassée de la façon de concevoir l'espace
public ?
Je pense qu'il y a une façon d'opposer privé et
public qui est devenue un peu obsolète, qui ne correspond
plus aux réalités. Comme si on confondait espace
public et espace de la régulation étatique.
Or l'espace public, ce n'est pas seulement l'espace de la régulation
étatique, l'espace public, c'est aussi celui de la société
civile, des associations, des groupements, des corps intermédiaires
qui font vivre cette société civile et qui jouent
un rôle éminemment important dans l'animation des
démocraties, et donc restreindre l'espace public aux dimensions
d'action des pouvoirs publics a quelque chose de réducteur.
On parle aussi de la réforme de l'Etat; on n'en est plus
à l'époque où l'Etat se concevait comme recteur
de la société civile, comme exerçant un magistère,
un véritable magistère sur la société
civile, et en particulier en France, tellement le conflit entre
les deux France a été fort, il y a une tendance
à substituer une transcendance politique à une transcendance
religieuse, au sens d'un Etat fort jacobin, centralisateur et
émancipateur par rapport à la société
civile et à ses différentes expressions culturelles.
Cela s'est aussi traduit d'ailleurs par une politique de la langue
: promotion du français comme langue universelle et au
début …..par une certaine répression des parlers
régionaux; aujourd'hui, on redécouvre toute l'importance
des langues régionales, des identités culturelles,
que les femmes et les hommes, les citoyens ne se réduisent
pas à une rationalité abstraite mais qu'ils ont
des ancrages dans des traditions , dans des langues qui font partie
de leur identité.
Et donc, nous sommes entrés dans une phase,
où effectivement, se pose la question des droits culturels,
des quêtes identitaires et de la nécessité
d'articuler une prise en compte des identités culturelles
dans un régime de laïcité et là , il
faut vraiment rompre le cou à cette opposition binaire
qui laisserait entendre qu'il n'y aurait pas d'alternative entre
un universalisme abstrait qui dirait qu'on ne peut être
citoyen qu'en se dépouillant de ses particularités
culturelles, sinon, ça serait le communautarisme. Cette
opposition binaire est catastrophique, car si l'on pense que l'espace
public doit être aseptisé de toute publicisation,
affichage public de ses identités culturelles, et parmi
elles des identités religieuses, si l'on a cette conception
de l'espace public, on renforce la communautarisation, qui renforce
la sectarisation.
Au contraire, une conception de l'espace public
plus ouverte à l'expression des droits culturels, des identités
culturelles et religieuses fait entrer les identités culturelles
et les identités religieuses dans l'espace de la délibération
collective, dans l'espace du débat public, et, faire entrer
ces identités culturelles et religieuses dans l'espace
de la délibération et l'espace public, c'est le
meilleur moyen de lutter précisément contre le risque
d'enfermement communautaire.
Donc, il faut rompre le cou à cette opposition
binaire, c'est pour cela qu'en ce qui me concerne, je développe
l'idée d'une laïcité citoyenne qui prendrait
en compte les identités culturelles et religieuses plutôt
que d'ostraciser ces identités en les renvoyant dans la
sphère du privé.
Un bon exemple nous en est fourni par l'initiative
prise suite au rapport de Régis Debray sur l'enseignement
des faits religieux à l'école, rapport que Régis
Debray a remis au ministre de l'Education nationale de l'époque,
Jack Lang, qui le lui avait demandé. Cette initiative permet
une plus grande prise en compte des faits religieux, des dimensions
religieuses de la culture, de l'histoire et la géographie,
de l'art, de la littérature dans l'enseignement de l'école
publique laïque française. Cette prise en compte des
faits religieux dans l'enseignement public démontre, s'il
en est besoin, que le fait religieux ne se réduit pas à
une dimension privée, sinon il n'y aurait pas lieu de le
prendre en compte à l'école. Et cette initiative
est extrêmement importante, car c'est une façon de
dire qu'à l'école publique laïque, oui, il
faut parler des religions, oui, il faut parler des christianismes,
il faut parler des conflits, il faut parler des guerres de religions,
il faut rappeler aussi les pages d'ombres des religions, rappeler
qu'elles ont aussi donné lieu à des conflits sanglants,
mais qu'elles ont aussi été vectrices de civilisations,
de cultures. Il faut le faire à propos des christianismes,
il faut le faire à propos des mondes musulmans, il faut
le faire à propos du judaïsme, et à propos
de bien d'autres expressions religieuses.
Que c'est bien parce que les faits religieux sont des faits sociaux
et culturels d'une extrême importance que, permettez moi
cette expression que j'ai l'habitude d'employer, "Ce sont
des faits sociaux, culturels et civilisationnels trop importants
pour qu'on en laisse la gestion aux clercs", au clergé,
aux communautés religieuses respectives. Il est extrêmement
important que dans l'école publique laïque, on parle
de la Bible, du Coran, et bien évidemment à l'école
publique laïque, on va en parler d'une certaine façon,
on va avec les adaptations pédagogiques nécessaires,
dire que ces documents ont une histoire… Si je peux me permettre
cette expression, c'est vrai qu'à l'école publique
laïque, on aura une certaine façon de dire, et cela
sans offenser les consciences croyantes, que du point de vue du
regard historique, ces documents ne tombent pas du ciel. Il y
a une histoire de leur réflexion, il y a une histoire des
diverses interprétation de ces textes; et les mondes religieux,
de ce point de vue, apparaissent comme des mondes de débats,
comme appartenant à l'humaine condition et à tous
les débats, les interpellations, les évolutions
que cela a provoqués. C'est un acte fort, et il est clair
que ce projet ne rencontrera d'opposition des autres compréhensions
religieuses, qu'elles soient musulmanes, chrétiennes ou
juives que dans la mesure où ces dernières refusent
que, dans le cadre d'une institution séculière,
on puisse avoir un regard historique sur les religions. Ainsi,
seuls les fanatiques, les intégristes, les fondamentalistes
refuseront qu'on puisse, dans l'école publique, porter
ce regard sur les religions. Mais c'est un enjeu extrêmement
important, car il n'est pas normal qu'au sein de l'école
publique, des élèves puissent dire : "Non,
madame, vous n'avez pas le droit de dire ceci sur le Coran",
"non, vous n'avez pas le droit de dire cela sur la Bible".
Je réponds: "Si", au nom de l'autorité
des maîtres, de leur formation. Je travaille à la
section des Sciences Religieuses des Hautes Etudes à la
Sorbonne, depuis des années; il y a un certain nombre de
savoirs, de recherches sur l'histoire des diverses religions,
de leurs textes, de leurs fondateurs, de leurs multiples interprétations,
évolutions; il est extrêmement important que ces
différents savoirs soient diffusés socialement;
autrement dit, il s'agit de réintégrer le fait religieux
dans la délibération collective et dans la réflexion
citoyenne, et je pense que c'est une contribution importante dans
une société sécularisée et pluraliste
comme l'est aujourd'hui la société française
où, qu'on ne se fasse pas de cinéma, la laïcité
a réussi.
Il y a une réelle autonomie des sphères
politiques et religieuses.
Nous n'avons plus à craindre le retour d'un
pouvoir religieux sur la société civile; dans la
société française à majorité
catholique, il y a une loi sur l'interruption volontaire de grossesse
qui a été votée en 1975, la loi Veil, laquelle
est tout à fait opposée aux instructions du magistère
romain en matière d'interruption volontaire de grossesse;
ça montre bien que le point de vue du groupe religieux
majoritaire sur cette question, l'Eglise catholique, n'a pas prévalu;
elle a le droit de prendre position dans l'espace public, et elle
est tout à fait dans son rôle en le prenant , mais
ses positions ne régissent pas la société
civile. Cette loi a prévu également la possibilité
d'objection de conscience de la part du médecin qui ne
se sentirait pas à même de pratiquer l'IVG, ainsi
"la liberté de conscience" est respectée
elle aussi, de son côté. Un médecin opposé
à l'IVG aura le droit de ne pas la pratiquer.
Voilà un exemple de ce que donne la laïcité;
la société civile n'est plus régie par les
normes religieuses, même celles du groupe religieux dominant,
mais elle respecte la liberté de conscience et de croyances.
Dans la situation dans laquelle nous sommes, la question n'est
donc plus la crainte de l'hégémonie du pouvoir religieux
sur la société et sur les individus. Nous sommes
dans une société sécularisée et pluraliste
et c'est bien parce que nous sommes arrivés à maturation
de la laïcité que l'on peut sans craindre que cela
soit un retour d'une quelconque forme de cléricalisme,
imaginer de façon positive la publicisation de l'identité
culturelle et religieuse dans l'espace public. C'est parce que
les religions ont perdu leur pouvoir dans la société
que l'on peut d'autant mieux leur reconnaître des droits
à l'affichage de leur identité dans l'espace public.
Car il ne s'agit plus de se placer dans le registre du pouvoir
et d'une quelconque velléité de régenter
la société.
Il s'agit simplement de permettre aux femmes et aux hommes qui
se reconnaissent dans ces traditions de se poser en tant que citoyens.
Elio CB
Merci à Jean-Paul Willaime de nous avoir, dans le temps
imparti, permis de découvrir que la laïcité
est un concept vivant, évolutif, qu'elle a comme vous l'avez
dit "gagné la partie" au cours de ce XX ième
siècle et qu'en même temps, il convenait de ne pas
en faire un dogme, de continuer à la faire évoluer,
sans la brandir comme une arme de défense, comme un alibi
pour ne pas avoir à affronter une crise de société.
Ecoutons maintenant Michel Tubiana nous apporter son éclairage
sur cette question qui n'est pas étrangère aux droits
des hommes, de tous les hommes et les femmes.
Intervention de Michel Tubiana
Je préside une organisation qui est,
si j'ose dire, consubstantielle à l'apparition de la laïcité,
du moins dans sa forme légale en France : la Ligue est
née en 1898, la séparation de l'Eglise et de l'Etat,
c'est 5 ans plus tard, quand bien même les lois sur la laïcité
scolaire sont, elles, bien antérieures à la création
de la ligue des Droits de l'homme.
Non seulement la République n'est pas née en 1792,
mais en plus lorsqu'elle renaît en 1877, c'est au bénéfice
d'un amendement (parce les Orléanistes et les légitimistes
ne sont pas d'accord entre eux ; la Chambre est alors une Chambre
monarchiste) et il faut se battre pour que la République
soit autre chose que celle que voulaient illustrer Mac Mahon ou
les ligues factieuses dans la rue. Le pouvoir catholique était
alors très présent, et lorsque la loi de 1905 est
adoptée, cette loi de 1905, ce n'est pas celle du petit
père Combes. Le petit père Combes chutera sur la
loi de 1905, et c'est une loi de compromis due à Jaurès
et à Briand, qui sera finalement adoptée. Jaurès
explique très bien qu'il faut aujourd'hui dépasser
ce stade et s'attaquer à la question essentielle, qui est
la question sociale.
Je partage tout à fait le sentiment de Willaime, selon
lequel la laïcité a, quelque part, gagné.
Nous avons laïcisé les esprits et nous avons laïcisé
la société.
Quelques exemples:
Le nombre de personnes qui fête Noël sans que cela
ne revête aucun aspect religieux; sans aller jusqu'à
prendre l'exemple de l'IVG, personne aujourd'hui ne songerait
à remettre en cause le divorce qui, lui aussi, est totalement
contraire au canon de l'Eglise catholique.
D'une certaine manière nous avons réussi à
instiller la laïcité, à instiller l'ensemble
du fonctionnement de la société, quelque part cela
a probablement aussi déstructuré les Eglises, les
cultes eux-mêmes, parce que ce fonctionnement laïc
de la société les a confrontées à
un certain nombre de réalités qu'elles n'étaient
pas prêtes à entendre à l'intérieur
de systèmes fermés, dogmatiques par excellence et
la laïcité leur a insufflé une forme d'interrogation.
Mais ça, c'est le problème des cultes, ce n'est
pas le mien.
Je partage totalement l'avis qui vient d'être exprimé,
sur la manière de comprendre cette dichotomie entre sphère
publique et sphère privée; cette dichotomie qui
m'a d'ailleurs toujours laissé, d'abord, songeur.
Reportez vous en 1905, pour ne pas faire moderne! Est-ce que vous
imaginez déjà, en 1905, un homme,- puisque le système
est encore plus patriarcal à l'époque qu'aujourd'hui,
il l’est alors totalement-, un homme donc, qui va sortir
le matin, et qui va dire:" je laisse tout ce que j'ai appris
dans ma famille, tous les éléments qui ont formé
mon identité, ceux là parmi d’autres peuvent
être religieux, (quelle que soit sa religion) et, dès
que je mets le pied sur le trottoir, je deviens un homme public
dans la sphère publique et en conséquence de quoi,
je n'ai plus strictement aucun rapport avec ces éléments
qui ont contribué à fonder ma personnalité."
Ce renvoi de la religion à la sphère privée
a, outre le ridicule que je viens d'évoquer en quelques
mots, un autre désavantage, celui de ne pas rendre compte
de ce qui se passe au sein même des familles. Regardez ce
qui se passait dans les familles, avant, c'était aussi
l'inceste, c'était aussi les mauvais traitements envers
les femmes et les enfants, tout ça auparavant c'était
la sphère familiale, l'Etat n'avait pas à s'en mêler.
Aujourd'hui évidemment on raisonne heureusement un peu
différemment; aussi et y compris parce que l'évolution
des sciences et des techniques nous a interpellés: je ne
pense pas un seul instant que les fondateurs de la laïcité
se soient posés un jour la question de savoir si l'Etat
allait devoir légiférer sur notre manière
de procréer; qu'y a-t-il de plus éminemment privé
que la manière de procréer ? Or le fait d'avoir
à réglementer tous les phénomènes
de fécondation in vitro, de reproduction dans ce type de
techniques, touche éminemment l’intime. C'est dire
que nous avons vu arriver l'Etat dans les sphères très
privées.
Je rejoins tout à fait ce qui a été dit tout
à l'heure: la sphère publique, c'est l'agora, c'est
là où tout le monde intervient, où tout le
monde parle, où tout le monde se contredit, dans les limites
du pacte républicain, dans les limites définies
par la laïcité, dans les limites de l'ordre public
républicain. Et l’ordre public républicain
est très simple, je peux en donner un exemple. Si je dis
à mon voisin "sale arabe", "sale juif"
ou "sale nègre", je porte immédiatement
atteinte à l'ordre public républicain, parce que
l'ordre public républicain considère que les "hommes
naissent, demeurent libres et égaux en droit" et donc
toute manifestation raciste fondée sur l'origine constitue
une négation de l'ordre public républicain.
J'apporterai peut-être des nuances à ce qui a été
dit antérieurement, sur cette"victoire" de la
laïcité.
Premièrement je pense qu'il convient, de rester vigilant:
la nature ayant horreur du vide, la tentation cléricale,
d’un pouvoir clérical, quelque soit la nature, l'origine
religieuse de celui-ci est une constante et une donnée..
Malgré les avancées considérables, il n'empêche
qu'aujourd'hui en Argentine par exemple, il faut continuer à
se battre sur le divorce, en Irlande sur l'IVG, au nom des présupposés
de l'Eglise catholique et le combat est sévère pour
les femmes irlandaises, afin qu’elles puissent disposer
librement de leur corps.
Nous avons donc des situations de cette nature qui perdurent et
qui méritent beaucoup d’attention ; je parle de l'Europe,
on pourrait aussi parler du reste du monde, mais là, je
ne peux pas le faire dans le temps qui m’est imparti, ça
mériterait un autre débat.
Ma deuxième réserve concerne ce qu’on appelle
des "pratiques sectaires", pratiques qui ne sont pas
seulement celles des sectes; ne dit on pas en effet, parfois,
que l'Eglise est une "secte qui a réussi" ! Il
y a parfois des correspondances entre les sectes et le politique;
par exemple, il y a certains liens entre l'église de scientologie
et le mode de fonctionnement des institutions des USA ou de certains
gouvernements des USA. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut
éliminer totalement, mais tout cela ne constitue pas l'essentiel
du débat.
Le thème de ce débat, c'était : la laïcité
doit-elle s'ouvrir à une pluralité culturelle?
Je ne peux concevoir une laïcité qui ne soit pas ouverte
au pluralisme culturel! S'il y a laïcité, il y a forcément
pluralisme. La laïcité ce n'est pas " cher ami,
je ne veux voir qu'une tête"et je renvoie tout le reste
des différences dans le système privé.
Il est vrai qu'aujourd'hui l'accélération des choses
et des situations accentue encore cette diversité.
En 1920,1930, qui savait ce qu'était un Tamoul? Aujourd'hui,
les Tamouls, nous en avons 100 à 200 000 en France, qui
sont venus à la suite de la guerre au Sri Lanka.
Les déplacements, les mouvements de populations qui sont
la conséquence de la mondialisation et de la facilité
des déplacements rendent les choses parfois difficiles
à vivre;(le chômage…)
Mais ne nous trompons pas de genre, la question de la diversité
culturelle dans le cadre de la laïcité a tout à
fait sa place ; il me paraît même antinomique de poser
la question; je dirais qu'il y a un non-dit dans cette question
et le non-dit dans cette question aujourd’hui, vaut, sous
couvert de la laïcité, de pratiques et d’interrogations
à l'égard d'une religion bien spécifique,
en France, bien évidemment, je veux parler de l'islam.
Je crois qu'à ne pas vouloir aborder ce débat-là,
on biaiserait en fait la réalité; car j'ai peur
que, sous couvert de laïcité, ne soit entrain d'être
véhiculée une forme de parole de rejet, d'exclusion
à l'égard d'une voix. Cette voix n'est pas seulement
ressentie comme une voix, mais dans la représentation commune,
elle conjugue des arabes, du terrorisme, les banlieues, l'immigration,
et évidemment l'islam, les musulmans, le fondamentalisme
….
Dans cette espèce de magma redoutable, nous voyons aujourd’hui
s’exercer une parole libérée, parfois au nom
de la laïcité et qui est une parole qui m’inquiète
:
En 1991, l'ancien prêtre JC Barreau, ancien président
de l'OMI , écrivait un livre à propos de l'Islam
et de la République dans lequel il disait qu'il n'aimait
pas l'islam et que l'islam n'était pas soluble dans la
République, c'est-à-dire que l’islam était
incompatible avec la République. A la suite de ce livre
et des protestations qu'il a suscitées, il a été
amené à démissionner.
Aujourd'hui le rédacteur en chef du "Point",
indique sans fard qu’il est islamophobe; on considère
que cela fait partie du débat public normal; bien évidemment,
je ne vais pas poursuivre monsieur Imbert devant les tribunaux,
car je ne pense pas que ce genre de problème sera résolu
par le judiciaire.
Il n’empêche, que là, aujourd'hui, nous sommes
devant une forme de refus du pluralisme culturel qui n'est pas
un problème de laïcité mais qui est un problème
de volonté politique et d'intégration.
Lorsque le parquet de la Somme refuse de poursuivre un curé
qui tient des propos invraisemblables sur les juifs et les musulmans
mais en particulier sur les musulmans, au motif qu'il s’est
déjà fait sermonné par son évêque
et que ça suffit. Nous, association antiraciste, sommes
obligés de le poursuivre parce que cela mérite qu’au
nom du peuple français, on dise que ces propos ne sont
pas acceptables et qu' il faut qu'il soit poursuivi.
Lorsque le parquet refuse d'engager une poursuite contre le livre
de Madame Fallaci, lequel est un torchon raciste, (il n’y
a pas d’autres termes, c’est un torchon, en dehors
de son aspect délirant), en sachant, et je le dis clairement,
que, si l’on avait remplacé dans ce livre le mot
musulman ou arabe par le mot juif, le parquet aurait réagi
dans les 2 heures, et ce livre ne serait même pas arrivé
en librairie.
Je me dis alors qu’il y a là un réel problème
de discrimination à l’intérieur de notre société
et que ce qu’on relève, au quotidien, comme une succession
de discriminations, masque, en vérité, un échec
de l’intégration.
1983, c’était vous vous en souvenez, il y a 20 ans,
la marche des beurs; c’était la génération
d’Harlem Désir et de bien d'autres … eh bien
que demandaient-ils ? D’être considérés
comme français, et ils rappelaient qu’ils étaient
français.
En 2003, nous en sommes toujours au même stade, un certain
nombre de gens réclament toujours d’être considérés
comme français parce qu’ils sont français.
Je ne parle même pas de ceux qui ont un passeport étranger
et que l’on va rejeter en raison de leur identification
sociale, religieuse. ..
Je vais terminer en disant ceci :
Je suis assez convaincu, j’ai une assez grande confiance
dans la laïcité de la République et dans sa
force pour accueillir cette diversité et ce pluralisme
culturel. La diversité culturelle ne me gène pas,
le pluralisme ne me fait pas peur; la diversité interpelle;
eh bien oui, elle interpelle: le village d’à côté
diffère du mien. Ce que je crains aujourd’hui, c’est
qu'au nom de la laïcité, on soit entrain d’instrumentaliser
une certaine forme d’expression, pour en faire une arme
d’exclusion. Et on le fait quand on donne par exemple une
définition de l’identité française
qui soit exclusive d’un certain nombre de pratiques et de
réalités.
Enfin je suis d’autant plus confiant dans cette laïcité
et dans ses capacités, que ses textes se sont révélés
extraordinairement malléables, qu'ils ont permis des pratiques
diverses, ouvertes ou fermées, de nature différente.
Ces textes ont permis de laïciser la société,
et en même temps, ces institutions sont susceptibles d’évoluer.
Je ne suis pas entrain de dire pour autant qu’il faut changer
la loi de 1905, loin de là, pour des raisons multiples,
ce ne serait pas souhaitable; et je ne crois pas que ce soit le
vrai débat actuellement.
Le vrai débat, c’est comment faire une véritable
politique et notamment une politique d’intégration
qui est en échec depuis 20 ans et qui sape beaucoup plus
sûrement le pacte républicain que tout foulard, tout
voile ou toute manifestation religieuse au sein de la société.
Lorsque la laïcité s’installe, elle ne s’installe
pas simplement contre l’emprise de l’Eglise catholique,
la laïcité, ça n’a pas été
un mouvement contre, simplement, loin de là. Elle a été
un mouvement pour, un mouvement pour l’égalité
des droits, pour une école ouverte à tous, pour
un ascenseur social ; bien sûr avec des limites, il n’
y avait toujours que 8% de fils d’ouvriers en 68 à
l’université, mais il n’empêche que les
hussards noirs de la République ont porté plus qu’un
mythe, ils ont porté un espoir, et cet espoir aujourd’hui
à l’inverse, beaucoup de gens ne le ressentent plus
et ne le vivent plus. Et ce qui est donc offert à toute
une catégorie de la population, c’est cette espèce
d’universalisme abstrait, je reprends l’expression
qui a été employée tout à l’heure,
non pas simplement dans le dialogue singulier que la République
entretient avec chacun des citoyens, mais dans le fait qu’au
quotidien, les principes de la République sont niés
pour des catégories entières de population en raison
de leur situation sociale, de leur origine ou de leurs pratiques.
Là, il y a un véritable conflit en germe; parce
que, si la République n’est pas capable de mettre
en oeuvre ses principes et de dire à ces populations, à
ces quelques millions de personnes:"Vous avez autant de droits
et vous avez donc autant de responsabilités, de respecter
les règles de la République, mais vous avez bien
autant de droits et c'est là que le bât blesse. Je
peux donner rapidement quelques exemples, sur un ton ironique
mais sévère ; je veux parler de ces gens qui téléphonent
pour avoir un emploi, et au bout du fil, alors que l’emploi
est libre, vous annoncez "monsieur Ben".. on vous répond
alors : "Ah! Excusez-moi, la collègue a déjà
attribué le poste".
Quand ça se passe de la même manière pour
un appartement, et quand ça se passe au quotidien de la
même manière pour des millions de personnes. Quand
en plus, vous êtes dans une situation sociale, professionnelle
complètement dégradée, que vous êtes
confronté, parfois, à une représentation
inique de l’Etat, le pacte républicain ne fait plus
sens. Par exemple, dans les cités, avez-vous remarqué,
- je le dis de manière ironique -, combien une proportion
notable de policiers ont des problèmes de mémoire,
ils vont contrôler huit fois le même jeune dans la
même journée et ils ne se souviendront pas de son
identité!
Ainsi lorsque des centaines de milliers de personnes vont se trouver
confrontées à cette situation, alors, les principes
de la République, la laïcité, le pacte républicain
deviennent une sorte d’universalisme abstrait, qui n’est
plus vécu que comme la justification d’une illusion
que les personnes subissent.
C’est pourquoi, je crois, d’une part, qu’il
n’y a pas d’autre choix que d’accueillir une
diversité culturelle, une pluralité culturelle,
parce que c'est la définition même de la laïcité
dans le cadre des lois de la République. Mais, ce que je
sais aussi, d'autre part, c’est que, autant je considère
que le débat sur le voile ressemble presque à une
diabolisation, à une forme d’expression qui m’angoisse
profondément, notamment dans la haine et l’intolérance
qui s’y manifestent, autant lorsque le maire de Paris considère
qu'un agent du service public doit serrer la mains aux hommes,
je ne suis pas autrement choqué. Je considère en
effet, qu’il est dans son rôle par rapport à
cette femme, en l'occurrence, quand il lui dit : "vous êtes
agent du service public et vous devez serrer la main aux hommes"
et il se doit d'appliquer les principes de la République
sans fard et sans en avoir peur.
Ceci vaut pleinement pour tous les principes de la République,
de telle sorte que tout le monde soit réellement en situation
d’égalité de droit, sinon, effectivement,
on peut avoir une grand angoisse pour la laïcité parce
que les religions, les pratiques de ceci ou les pratiques de cela
viendront se substituer à des principes vidés de
leur sens puisque quotidiennement foulés aux pieds.
On pourra faire de tel ou tel facteur religieux une espèce
d’instrument de révolte, et il n’y a rien de
pire que de transformer la religion en instrument de révolte.
Je vous remercie
Elio CB
Merci à Michel Tubiana pour cette analyse qui montre, comme
l'arbre cache la forêt, que de brandir le concept de laïcité
peut cacher bien des choses ! Tout en faisant mienne votre analyse,
je crois cependant qu'il y a aussi une vraie question de l'extension
de la démocratie aux droits culturels.
Pour clore cette première partie, je me tourne maintenant
vers celui qui est un spécialiste reconnu de la littérature
et de la pensée arabo-musulmane, Jamel Eddine Bencheikh,
la parole est à vous.
Intervention de M. Jamel
Eddine Bencheikh
Je remercie monsieur Tubiana de son intention, mais tout de même,
si à monsieur Ben, à qui l'on accorde déjà
l’autorisation de porter le voile, il fallait aussi donner
un appartement; ce serait de l’exagération !!! (éclats
de rire)
Mon exposé portera sur trois points:
Le premier portera sur l’évolution et les mutations
de cet ensemble qu’on appelle franco - maghrébin.
Vous avez du remarquer, aussi bien dans les journaux qu’à
la radio, quelles que soient les circonstances, cambriolage, agression
ou action louable, lorsque l'auteur des faits relatés est
un membre de cette communauté, on précise "franco-maghrébin"
ou "franco-algérien" ou "franco-tunisien".
Je n’ai jamais entendu dire, par contre, que nous avions
un ministre de l’intérieur "franco-hongrois";
pourquoi ? (Rires)
Je vais signaler quelques ouvrages qui me semblent importants
sur la mutation de cette société, qu’on ne
peut plus se contenter d'analyser par des projections répondant
à une actualité immédiate : le voile, c’est
les musulmans, c’est les Arabes.. Il serait indispensable
que la conscience française perçoive enfin les mutations
qui, de génération en génération,
sont en train d’orienter et de réorienter cette communauté.
Le deuxième point que j’aborderai rapidement est
une question que je me pose:
Quand on est en première ou en terminale, fille d’un
juif athée et d’une kabyle catholique, et qu’on
porte le voile, je voudrais qu’elle me réponde à
cette question : comment voit-elle les femmes vivant sous le régime
du code de la famille maghrébine ou en Iran ou en Afghanistan
ou ailleurs ? Ou, n’y aurait-il plus chez cette génération
de jeunes gens, de conscience de l'enjeu de ce qui se passe dans
ces pays et dont participent des pratiques telles que l'obligation
de port du voile? Cela me semble important.
Mais enfin, mon point essentiel portera sur la culture et la critique
de cette expression que je vous lis :
« Les apports de la culture religieuse comme objet de réflexion
et de compréhension des héritages collectifs. »
Parlons clair :
Les cultures arabe et persane ne limitent pas simplement à
leur aspect religieux; ces cultures ne sont pas entièrement
aux mains de théologiens rigoristes. Je vais parcourir
avec vous rapidement, ceux qui, d’Ibn Khaldoun à
des auteurs contemporains comme Mohammed Charfi, le tunisien,
qui écrit et publie chez Albin Michel « Islam et
liberté », forment toute une chaîne d’écrits
de philosophes, d’historiens, de romanciers, d’universitaires
qui défendent le droit du croyant musulman à une
réflexion libre. Eh bien, tout cela n’est quasiment
jamais cité.
Reprenons le premier point, la mutation de cette communauté.
Je vais vous citer quelques ouvrages récents qui évoquent
cette mutation :
celui de Gilles Couvreur, "Musulmans de France, diversité,
mutation et perspectives de l’islam français"
qui a paru aux éditions de l’Atelier à Paris
en 1998;
Ou encore celui de Gilles Kepel, paru au Seuil en 1997 "l’islam
en France "
enfin celui de Jocelyne Cesari aux Editions Khartala, " De
l’immigré au minoritaire : les Maghrébins
de France" 1997.
Lorsqu’on analyse cette mutation,on se rend compte de la
diversité de cette évolution, or, il suffit qu’une
jeune fille porte le voile dans un lycée pour qu’on
projette sur l’ensemble de la communauté un schéma
qui permet toutes les manœuvres.
Je cite: "Année après année, sans que
l’opinion ne s’en rende bien compte, islam et immigration
sont deux réalités qui se disjoignent", voilà
ce que je voulais vous dire sur ce point, sans le traiter plus
à fond, mais je crois que c’est important de le rappeler
à tous ceux qui s’occupent de ces problèmes.
Deuxième point : les femmes voilées.
Les jeunes filles qui vont à l’école voilées,
savent-elles ce qu’est le code de la famille, publié
en 1984 en Algérie et que les Algériens appellent
"le code de l’infamie"? Connaissent-elles le sort
des femmes afghanes ? Au demeurant, si le voilage systématique
leur plaît, au lieu de porter ce voile élégant
qui laisse transparaître leur charme, il faudrait leur montrer
la burka! Là, il y a juste une fenêtre! Ont-elles
conscience de ce qu'est l’Afghanistan sous le régime
des Talibans installé par la puissance américaine,
par celle-là même qui "lutte pour le bien contre
le mal"? Ont-elles lu ces deux livres, l’un écrit
par une iranienne née à Kaboul en 1968: "Bas
les voiles" de Chahdortt Djavann, publié chez Gallimard
? Ont-elles lu, page après page, ce que dit Chahdortt Djavann
sur le port du voile? Ont-elles lu ce que dit, avec elle, cette
afghane, Spôjmaï Zariâb dans "Ces murs qui
nous écoutent", livre publié aux éditions
l'Inventaire en 2001, et qui a été traduit du persan
par Didier Leroy ?
Ce sont des nouvelles qui rapportent ce que c’est que de
vivre sous la coupe des rigoristes ou dans une société
de non – rigoristes. Savent-elles qu’en Arabie Saoudite,
les femmes n’ont pas le droit de conduire? Qu’on les
lapide et pas seulement en Arabie Saoudite, mais en Afrique aussi
? Bref, il y là tout un ensemble de questions que je me
pose concernant ces jeunes femmes qui se voilent. Je me demande,
si, vivant en France, avec la liberté de lire ce qui leur
plaît et de réfléchir, comment elles peuvent
se passer totalement de considérer le régime des
femmes du Maghreb ou du Proche ou du Moyen Orient, et comment
elles peuvent prendre des décisions sans se poser de telles
questions?
J'aborde enfin le dernier point, celui qui me concerne le plus
directement, celui de la culture :
Va-t-on se contenter d'introduire dans l’enseignement quelques
exégèses, plus ou moins rapides, de textes coraniques
ou bien va-t-on, enfin, accepter d’ouvrir les horizons de
ces enfants, de ces jeunes gens et de ces jeunes filles ? Va-t-
on, enfin, leur faire lire des textes dont la plupart sont traduits
en français, textes qui vont donner de la culture arabe
un éclairage tout à fait nouveau.
Je vais citer Ibn Khaldoun (1332- 1406), c'est le XIV ième
siècle! Eh bien, Ibn Khaldoun démontre qu’il
n’y a aucun grand dessein dans l’histoire qui soit
d’ordre divin. Il parle d’intelligibilité historique
et entend saisir les rapports de causalité qui régissent
le réel. Vous pourrez lire dans les "Prolégomènes"
qui vient de sortir à la Pléiade chez Gallimard,
ouvrage traduit par un universitaire marocain, Abdesselam Cheddadi
: à propos des rapport de causalités qui régissent
le réel : "Le Coran est l’étude d’une
sociabilité qui permet de comprendre le mécanisme
des comportements historiques mais surtout il déborde les
faits pour les replacer dans la totalité qui les contient."
C’est une sorte de rationalisme et lorsqu’il en arrive
à étudier la souveraineté, qui semble dévolue
par droit divin à certains personnages ou à certains
clans, il écrit : "la royauté de certaines
fractions d’un peuple ne leur arrive qu’après
qu’elles ont fait sentir leur force; dés qu'ils ont
été désignés ceux qui exercent le
pouvoir s’enfoncent dans le bien être et se noient
dans l’océan du luxe."
Il y a des échos, relisez le grand "Tractatus"
de Spinoza. Je passe très rapidement pour rappeler à
ces jeunes filles voilées qu’elles ont tout de même
d’autres sources pour plonger dans une spiritualité
musulmane profonde que de s’en tenir à quelques gesticulations
quotidiennes ou au port de voile ; qu'elles lisent les admirables
poèmes de ce grand mystique, Mansur El Hallâj, exécuté
en 922, il y a là des textes d’une profondeur, d’une
élévation tout à fait étonnante et
d’ailleurs Louis Massignon lui a consacré toute sa
vie. A chaque fois que la spiritualité musulmane dans sa
profondeur, dans son élévation, a menacé
l’exercice du pouvoir, on l’a écartée,
condamnée.
Je vous cite quelques auteurs contemporains qui se situent dans
le même sillage:
Farah Antun (1847-1922), qui publie en Alexandrie en 1903 un ouvrage
sur Averroès ; combien y a t il de gesticulateurs musulmans
qui lisent Ibn Rushd ? Cet auteur égyptien écrit
dans sa préface que le principe d’Averroès
était de faire concorder la religion avec la science non
la science avec la religion.
Al-Kawakibi , un auteur syrien (1849 – 1902) montre combien
la philosophie, la sociologie, l’histoire, les savoirs indisposent
les despotes ;
Le tunisien Tahar Haddad 1899-1935 emboîte le pas à
Al-Kawakibi dans son livre qui s’intitule: "Notre femme,
la législation islamique et la société",
livre qui paraît pour la première fois en 1930 ;
par "notre femme" il faut comprendre "la femme
musulmane".
Je vais vous raconter une anecdote très plaisante : l’égyptien
Mansour Fahmy , sociologue égyptien, disciple de Durkheim,
soutient à la Sorbonne en 1913, une thèse sur la
condition de la femme musulmane. Vous réalisez ! A la Sorbonne
! en 1913 ! Cette thèse déchaîne contre lui
les docteurs de la loi et pour une raison qui va vous faire éclater
de rire, c’est que cette thèse a été
préparée à Paris, en Sorbonne, sous la direction
de Levy Brühl !! Un arabe, sous la direction d’un juif
! Sur la femme !
J'en arrive à la fin pour vous citer quelques auteurs plus
contemporains:
Ali Abderrazik (1888-1966) écrit: "L’islam et
les fondements du pouvoir". Dans ce livre traduit en français,
il réfute la thèse selon laquelle le califat aurait
une fonction religieuse qui légitime son pouvoir et son
autorité sur la société. Sa conclusion est
véritablement historique :
" Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans
de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales
et politiques. Rien ne leur interdit de jeter bas ce système
désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne.
Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et
leur système de gouvernement sur la base des dernières
avancées de la raison humaine ".
Sa position provoque une crise sans précédent dans
le monde arabe; on l’accuse, on le chasse de sa chaire d’enseignement
d' El Ahzar, ce qui n’empêche pas quelques intellectuels
lucides de poursuivre le débat.
Je supplie les jeunes musulmans français de lire cet ouvrage
de Mohamed Charfi : " Islam et Liberté "publié
chez Albin Michel. Combien de français et de françaises
ou peut-être, serai-je autorisé à dire, de
franco-maghrébins, ont-ils lu ce livre qui date de 1998
?
Mohamed Talbi, en 1998, a écrit un livre paru à
Tunis et à Paris;
(et ce n’est pas sans émotion que je cite son nom,
puisqu’il a figuré jadis dans mon jury d’agrégation
d’arabe). Il y présente un "Plaidoyer pour un
islam moderne".
Au Maroc, " Introduction à la critique de la raison
arabe " de Mohamed Abed Al-Jabri paru aux éditions
La Découverte en 1995
"L’islam est il hostile à la laïcité"
écrit par Abdou Filali Ansary, auteur marocain, ce livre
est publié à Casablanca en 1997 et, je m’arrêterai
là, car la liste serait un peu longue.
Je voudrais simplement rappeler trois choses :
J’ai entendu les interventions de mes deux collègues
; il faut effectivement regarder les problèmes qui nous
concernent aujourd’hui en s’armant de tous les instruments
d’analyse qui nous permettent de juger le vrai et non pas
les représentations données par les uns ou par les
autres.
Deuxième point, je ne peux pas concevoir qu’on se
voile à Paris quand la femme musulmane est partout soumise
à un sort insupportable, qu’au moins, par décence,
ces jeunes filles, libres elles, de vivre, de circuler, d’apprendre,
aient la pudeur non de se voiler, mais de dévoiler ce qu’on
fait à leurs sœurs sous toutes les chapes musulmanes.
Troisièmement, une pensée arabe libre existe; et
il faut tout de même que dans les analyses qu’on fait
en France de l’islam, on fasse appel à ces voix qui
n’ont pas hésité à choisir la France
pour pouvoir s’exprimer et faire éditer leurs ouvrages.
Je vous remercie de votre attention.
Elio CB
Merci pour cette intervention forte, passionnée même.
Elle suscitera peut-être des questions. Le temps est venu
justement de donner la parole à la salle.
Compte tenu de l'horaire et pour permettre au plus grand nombre
d'entre vous de pouvoir s'exprimer, nous avons prévu ces
fiches que vous aviez sur vos chaises, il y en a d'autres à
votre disposition si vous en manquez. Inscrivez votre question,
précisez le cas échéant à qui elle
est adressée.
En attendant le retour et l'analyse rapide de vos questions, je
vais en prendre une ou deux tout de suite, directement dans la
salle.
Oui? Paul Balta?
Débat
Premier Intervenant : Paul Balta
Dans la suite de ce qui vient d’être dit, je voudrais
rappeler, un fait que j'ai souvent repris dans mes livres, et,
entre autres, dans le dernier d’entre eux, sur "l’islam"
dans la collection "idées reçues" du Cavalier
bleu, c’est que du VIII ième au XIII ième,
XV ième siècle, l’islam a été
à la pointe de la modernité dans presque tous les
domaines : astronomie, mathématiques, physique, santé,
etc.. et que sans ses apports, notre Renaissance européenne
n’aurait, sans doute, pas été ce qu’elle
a été; c’est le premier point .
Le deuxième point, plus actuel, je suis membre de la commission
« Religions » de Coup de soleil, je suis aussi connu
comme un spécialiste du monde arabe, de l’islam et
de la Méditerranée, je ne suis pas juif mais j’ai
lancé l’idée d’un livre « La Méditerranée
des juifs » qui est sorti hier après midi, vous en
trouverez quelques exemplaires en vente à la table de "Confluences
Méditerranée", Elio Cohen Boulakia y a aussi
contribué ; alors pourquoi ai-je lancé cette idée
, eh bien, d’une part, je suis né et j’ai vécu
ma jeunesse à Alexandrie, et j’avais une dette, et
j’ai toujours une dette envers mes camarades juifs d’Alexandrie
qui m’ont initié à la modernité, parce
que chez les frères des écoles chrétiennes,
le marxisme, le sionisme, le capitalisme…, on n’en
n’avait jamais entendu parler ; et puis je crois aussi que
dans le contexte actuel, c’est important. Il ressort de
ce livre, que pendant des siècles juifs, chrétiens
et musulmans ont vécu, avec certes, des moments difficiles,
mais qu'ils ont néanmoins sur une longue période
pu coexister, coopérer et créer ensemble dans de
nombreux domaines que ce soit en Andalousie, mais aussi au Maghreb,
en Egypte et en Orient.
Michel Tubiana
Je vois beaucoup de questions qui arrivent là à
propos du voile.
Cette affaire commence à me faire penser au dessin de Caran
d’Ache à propos de l’affaire Dreyfus, où
il y avait avant : " ils n’en en ont pas parlé"
: une tablée de famille, ils mangent, tout se passe très
bien et puis après: "ils en ont parlé",
et le dessin de Caran d’Ache montre une table absolument
dévastée, les gens s’étant battus etc..
Je disais tout à l’heure, que ce qui me frappe dans
cette affaire d’abord, c’est la haine et la violence
qui s’y expriment. Que certains aient cru pouvoir dire par
exemple, que c’était bien fait pour des gamines d’être
exclues de l'école, ça a quelque chose de l’espèce
de l’exorcisme, du bouc émissaire et un peu, chez
certains, de la femme tondue, pour parler clair. Quand j’entends
un homme politique français, en l’occurrence, je
le cite, Julien Dray, dire qu’"on ne peut pas mettre
sur le même plan le voile, la croix et la kippa", je
me demande où il a fait ses classes de laïcité,
cet homme, parce que je ne savais pas que la République
était chargée de faire un classement à l’intérieur
des religions.
Pour le reste, le troisième orateur posait la question
« comment peuvent-elles » ? En fait, je crois que,
quand on les rencontre, et j’ai rencontré les jeunes
filles d’Aubervilliers, mais j’en ai aussi rencontré
d’autres, eh bien quand on dialogue avec elles, on se rend
compte qu’elles ne sont pas (et j’ai employé
tout à l’heure, à dessein, ce terme de la
polysémie du voile en France) mais alors, absolument pas,
prêtes à accepter un statut de la femme tel que vous
l’évoquez ; mais alors absolument pas, ni de près,
ni de loin; alors après, bien sûr, on va sonder les
reins et les cœurs, mais il convient, me semble-t-il d'observer
trois limites : la première, c’est effectivement
de ne pas confondre: nous sommes en France et pas en Iran ni en
Afghanistan et l’on ne peut pas assimiler telle ou telle
manifestation de cette nature, à des exemples pris à
l'extérieur de nos frontières et hors du contexte
français.
La seconde réflexion, c’est que je crois et je le
dis clairement: "pourvu que tous les enseignements soient
suivis", je préfère que les jeunes filles restent
à l’école et bénéficient de
l’enseignement de la République plutôt qu’elles
en soient sorties et renvoyées dans des ghettos;"
j’ai indiqué très clairement: "pourvu
que tous les enseignements soient suivis."
Troisièmement, et ça, j'en suis absolument persuadé,
ce n’est pas à coup d’exclusion ni à
coup de remontrance morale que l’on règlera ce genre
de question.
Si aujourd’hui sous une forme ou sous une autre, que ce
soit avec le voile ou avec d’autres manifestations, on assiste
à ce type de problématique, c’est qu’il
y a un réel, réel, réel problème d’intégration,
et que de le prendre par ce bout de la lorgnette-là, c’est
bien commode, parce que ça évite de se poser le
reste du problème. Les vrais problèmes à
propos de la condition de la femme, c'est que nous nous trouvons
dans une situation, où les politiques sociales à
l’oeuvre qui sont extraordinairement déstabilisatrices,
le sont plus particulièrement pour les femmes, compte tenu
de l’inégalité qui règne dans la société
à leur encontre, et qu'elles le sont encore plus pour les
femmes qui vivent dans des situations de ghettos, à l’intérieur
de communautés socialement défavorisées.
Alors mettons en œuvre une politique sociale et d'intégration
et ne nous leurrons pas en feignant de considérer comme
essentielle cette réglementation du port du voile.
Pour en terminer, je voudrais dire deux mots, sur ce qui m’a
échappé tout à l’heure mais auquel
je tiens beaucoup : c’est que tout cela s’inscrit
dans un contexte où la France n’a pas réglé
ses comptes avec son histoire coloniale.
La France a commencé péniblement à régler
ses comptes en 1970, avec la deuxième guerre mondiale,
avec la publication du livre de Paxton sur la France de Vichy
où un certain nombre de français, c'est-à-dire
une grande majorité, ont appris que le statut des juifs,
ce ne sont pas les allemands qui l’ont imposé, c’est
Vichy qui l’a écrit et appliqué avant que
n'interviennent les ordonnances antijuives des nazis, à
Paris; et la France continue à régler ses comptes
avec la seconde guerre mondiale, avec ce qui s’y est passé
, avec son passé ; les choses ont donc considérablement
avancé, c’est incontestable.
Il n’en est rien, mais rien à l’égard
de son passé colonial. Je vous renvoie à un livre
dont vous débattrez au cours de ce "Maghreb des Livres",
un livre sur "le Paris arabe" . Vous y verrez comment
est décrite, dans "France-soir", à l’époque
où Pierre Lazareff dirige ce journal, une soirée
de Oum Kalsoum à l‘Olympia : c’est impensable,
impensable!! A partir de là, on comprend que dans les programmes
scolaires on ne nous donne pas un enseignement sur ces cultures-là
comme si elles faisaient partie de nous, mais, comme si ces cultures
nous étaient totalement étrangères. Je ne
suis en l’espèce pas du tout pédagogue, je
suis avocat de profession, je vois les manuels de l’enseignement
en tant que parent d’élève et en tant que
parent d’élève je suis attristé de
voir ce qu’il y a dans ces manuels : on y enseigne le monde
musulman comme si ce monde était totalement étranger
à la France et au monde occidental. Ces cultures nous sont
enseignées,- je ne dis pas qu’elles ne sont pas différentes-
comme si c'était l'Atlantique et le Pacifique réunis
qui nous séparaient et non la Méditerranée!
Comme si nous n’avions jamais eu de contacts, pour reprendre
les caricatures, c'est comme si les Sarrazins n’étaient
pas arrivés jusqu’à Poitiers, comme si nous
n’avions pas colonisé l’Algérie, et
que ce sont des mondes qui sont complètement différents.
Cette façon de voir les problèmes, ne peut que considérablement
peser sur les pratiques d’exclusion et sur les représentations
d’exclusion que nous vivons aujourd’hui dans ce pays.
La première question à Monsieur Willaime porte sur
une demande de clarification de la distinction: sphère
publique / sphère privée notamment sur le plan juridique.
Jean-Paul Willaime :
Je voudrais dire d'abord mon plein accord avec ce que vient d’exprimer
monsieur Tubiana notamment sur l’importance, la priorité
à l’intégration et à l’ouverture
au savoir que souhaitait aussi monsieur Bencheikh. Il m’apparaît
aussi extrêmement important de dire qu’il y a des
gros efforts à faire dans les manuels scolaires, dans l’enseignement,
sur la façon dont on parle des diverses religions; c'est
précisément l'une des missions de l’institut
européen en sciences des religions auquel je participe
puisque il a été intégré à
l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il y a donc des initiatives
qui se prennent dans ce domaine.
Quant à la question sur les rapports entre le public et
le privé.
La personne qui pose la question a tout à fait raison,
du point de vue juridique, la distinction est très claire
entre droit privé et droit public; dans mon exposé,
je me plaçais d’un point de vue sociologique en disant
que dans des pays d’Europe, il y des religions qui sont
quelquefois reconnues à travers des dispositifs de droit
public ; c’est le cas en Allemagne, par exemple.
Mieux insérer l’expression des identités culturelles
ou religieuses dans l’espace public ne signifie pas pour
autant obligatoirement qu’elles devraient relever du droit
public; à mon avis, c’est tout à fait aménageable,
tout en leur maintenant leur statut d’associations privées
; il y a des articulations à trouver entre des institutions
de droit public et des groupements de droit privé, dans
l’animation de l'espace public ; donc ça ne demande
pas obligatoirement une solution juridique, je tenais à
préciser ce point.
On voit, par exemple, en ce qui concerne l'articulation entre
l’enseignement des écoles confessionnelles et l’école
publique, qu'à travers la loi Debré de 1959, on
peut dire qu’il y a eu association; à travers le
contrat d’association, il y a participation d’écoles
privées au service public de l’Education nationale,
moyennant un certains nombre de dispositifs. On voit là
un bel exemple d’articulation entre le public et le privé.
Une autre question m’est adressée, concernant la
possibilité d’éditer sur le Coran un dictionnaire
comme il en existe sur la Bible :
Je ne suis pas personnellement un spécialiste de l’islam,
mais je sais qu’il y a des outils, dans le cas de la collection
de l’Education nationale initiée par le centre régional
de documentation pédagogique de Besançon, il y a
des séries de volumes sur les religions: il y a un volume
sur l’islam pour aider les professeurs à traiter
du fait musulman à l'école, il a été
à la fois écrit par un spécialiste et en
lien avec un praticien de l’enseignement ;
Il y a également, des ouvrages de spécialistes,
j’en vois également aux Hautes Etudes; j’ai
un collègue qui a fait une vaste synthèse sur l’approche
socio-historique de l’islam dans le cadre d’un colloque
que nous avons eu, sous l’égide de la direction de
l’enseignement supérieur du ministère de l’Education
nationale : il y avait un certain retard dans la diffusion sociale
de nombre de travaux de spécialistes. Je suis très
sensible à ce que disait mon voisin; il y a des thèses,
d’excellentes études, il est extrêmement important
qu’elles soient plus lues, diffusées, pour qu’on
avance dans une connaissance éclairée des différentes
traditions religieuses, et là, c’est de la responsabilité
à la fois de l’Education nationale mais surtout d'une
responsabilité politique plus large. Il ne faut pas que
ce savoir soit réservé aux spécialistes,
il est le bien de tous et c’est effectivement un grand apport
de la laïcité que tout le monde puisse y accéder.
Quelques questions à Jamel Eddine Bencheikh
"Excusez moi de vous dire monsieur, que vous n’avez
pas à critiquer les filles voilées, qui sont tout
à fait libres de porter le voile! "
Réponse de JE Bencheikh:
Je suis tout à fait ravi qu’elles portent le voile
par libre choix, mais, peuvent-elles me dire quel est leur choix
vis a vis de l’héritage de l’épouse,
de la polygamie, du droit à la répudiation de l’époux
et du double code qui s’inscrit dans la domination absolue
du masculin sur le féminin ? Et donc, on peut certes être
tout à fait libre de choisir d’être voilée,
d’être répudiée, de n’avoir pas
d’héritage, et pour les hommes, d’avoir quatre
femmes légales et autant de concubines qu’on veut,
ce n’est pas mon affaire. Elles sont donc libres de porter
ou non le voile, grand bien leur fasse! Je disais simplement que
je regrettais, mais sans plus, que les femmes musulmanes de France
n’aient pas le souci de considérer la situation des
musulmanes du Maghreb, d’Iran, d’Afghanistan ou d’ailleurs;
mais si elles n'ont pas ce souci, tant mieux pour elles !!
Autre question :
Oui, une pensée musulmane existe mais pourquoi ne s’exprime
t-elle pas actuellement sur le port du voile ?
Réponse de Jamel Eddine Bencheikh
Je vous ai cité, madame, des textes de Charfi, Talbi, de
Filali Ansary,…aussi bien en Tunisie, au Maroc qu’en
Algérie qui s’expriment sur ce problème, sur
la liberté, sur la nécessité de réviser
les dispositions légales de l’islam.
Et vous ajoutez: " Le voile n’est pas un signe culturel
ou religieux, c’est un signe idéologique ",
c'est là, madame votre interprétation!
Troisième question d’une collègue agrégée
de lettres françaises, madame Nadir T.: "faut il nécessairement
être dévoilée pour dénoncer le sort
infâme fait à beaucoup de femmes musulmanes?"
Réponse de Jamel Eddine Bencheikh
Non, pas du tout , je n’ai pas dit que seul le dévoilement
permettait de se porter aux côtés des femmes subissant
ce sort ; je dis simplement que le voile est un symbole et que
les femmes voilées, cloîtrées, déshéritées,
répudiées, méritaient une alliance qui ne
passe pas forcément par le port du voile ; alors, de deux
choses l’une, ou bien le port du voile est limité
à lui-même et ne se lie pas aux autres obligations
imposées à la femme, et à ce moment là,
c'est d' une mauvaise croyante voilée qu’il s’agit!
Protestations dans la salle : "c’est un raccourci un
peu simple" !
Jamel Eddine Bencheikh:
Ce n’est pas un raccourci : ce que le droit musulman applique
à la femme, et c’est pourquoi les philosophes jadis,
et les intellectuels arabes aujourd’hui, protestent, ce
sont des lois tribales datant d’avant le Coran (applaudissements).
Elles relèvent des us et coutumes des tribus arabes, nomades
et semi-nomades de la péninsule arabique.
Si les femmes voilées réclament de porter le voile,
la question que je leur pose est la suivante: que disent-elles
de la polygamie? Du déshéritement ? Et de l’ensemble
des règles qui régissent la femme dans ces pays?
M Tubiana à Jamel Eddine Bencheikh: "Me permettez
vous de vous apporter un tout petit peu la contradiction ?"
Jamel Eddine Bencheikh lit une autre question :
" Ibn Khadoun, Ibn Rushd, Charfi sont ils enseignés
dans les lycées?
Réponse de Jamel Eddine Bencheikh
Je ne sais pas, j’ai quitté l’université
il y a 6ans, mais je voudrais rappeler que la France est, en Europe,
le pays qui compte le plus d’agrégés et de
certifiés d’arabe et que malgré cela, je ne
les vois jamais apparaître en public, cela m'interroge.
Regardez à Paris, les universités de Paris III ,
Paris IV, Langues O; en province, les universités de Lyon,
Bordeaux, Strasbourg ont toutes des chaires d’arabe et les
agrégés et certifiés d’arabe sont dans
les lycées, un peu partout. Par conséquent, si l’on
admet cette idée que j’ai présentée
que la culture arabe n'est pas faite simplement de diktats de
théologiens, mais que, depuis Ibn khaldoun jusqu’à
Mohamed Charfi aujourd’hui, il y a des textes écrits
en français ou d’autres qui existent en traductions,
ils peuvent donc figurer dans les programmes ; je réponds
donc à la collègue que je ne sais pas si, dans les
lycées, on enseigne, que ce soit dans le cadre de la langue,
ou dans le cadre de la philosophie, les textes que je viens de
citer mais qu'en tout cas, on pourrait le faire.
Jamel Eddine Bencheikh lit une dernière remarque relative
à son exposé:
"Vous n'avez pas de leçons à donner aux femmes
voilées !"
Réponse de Jamel Eddine Bencheikh:
Je n’ai pas du tout l’intention d’avoir un dialogue
avec elles.
Michel Tubiana reprend la parole.
Deux choses :
Il faut que nous ayons tous conscience que nous sommes dans le
domaine de la liberté de conscience des gens, et que, quel
que soit le sens que nous donnons à ce type de manifestation,
que ce soit dans la sphère de l’école ou que
ce soit dans la sphère publique, n'enfermons pas la compréhension
de ces comportements dans une grille de lecture unique : quand
on ne porte pas le voile, on ne le fait pas uniquement pour des
questions d’héritage.. et inversement. Cette question
de la liberté de conscience, elle est consubstantielle
à la laïcité, on ne contraint pas les gens,
on ne contraint pas l’esprit des gens au-delà de
ce que nécessitent les sociétés démocratiques.
C’est le texte qui a été rappelé ;
ne nous érigeons pas en censeur absolu de l’esprit
des gens, il y a là un danger que l’on connaît
trop dans l’histoire, à vouloir définir contre
les gens, ce qu’est leur bonheur ;
La polysémie du voile telle qu’elle est pratiquée
en France, il ne faut pas la renvoyer systématiquement
à ce qu’elle signifie ailleurs. Un certain nombre
de femmes estime qu’elles peuvent porter le foulard, ici,
parce justement, ici, elles ne seront pas réprimées
.. Alors vous pouvez, à ce moment là, les interpeller
comme moi j’interpelle n’importe quel citoyen dans
ce pays, en disant: "que faites-vous pour que les choses
changent ici et ailleurs, sur tous les sujets?" Et c’est
renvoyer à ce moment là, la question à chacun,
"Que faites-vous de votre citoyenneté personnelle,
comment la mettez vous en œuvre?" Mais certainement
pas en réagissant en termes de jugements moraux. (Applaudissements)
Elio CB
Pour des problèmes d'horaires impératifs, je me
vois contraint d'arrêter là le débat et de
clore cette table ronde ; je sens des frustrations de ne pas continuer
et je le regrette.
Si vous vous souhaitez recevoir le compte rendu de cet échange,
rapprochez vous des personnes groupées là autour
du piano, elles prendront vos coordonnées. Nous espérons
une publication pour la fin janvier prochain. Sont également
à votre disposition des recueils de documents d'analyse
qui sont extraits des travaux préparatoires à cette
table ronde. Merci.
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