Azrak n°9: MYTHES ET ECRITURES DE L’HISTOIRE
Avant propos
De la stimulante complexité de l’histoire Azrak n°9 en téléchargement
Nous proposons à nos lecteurs, avec ce nouveau numéro d’AZRAK, deux dossiers se rapportant à des questions sensibles : celle de l’écriture de l’histoire et de ses rapports avec le(s) mythe(s), et celle des harkis.Pour traiter de la première, Suzanne Citron, notre invitée à la 2ème Rencontre annuelle de Corbeil, en décembre 2005, s’est appuyée sur le « cas » de l’histoire de France. Aux héritiers que nous sommes, en tant qu’anciens élèves de l’Ecole de la République, d’une tradition historienne solidement ancrée (« Nos ancêtres les Gaulois »), Suzanne Citron propose un effort de retour critique sur nous-mêmes particulièrement dérangeant. Le dossier « harki » n’est pas non plus sans risque de dérangement intellectuel –et, comme le précédent, affectif- dans la mesure où on ne donne pas dans la facilité dès lors qu’on cherche à dépasser des représentations toutes faites, qu’on essaye de savoir et de comprendre ce qui s’est réellement passé.
Dans les deux cas, c’est la complexité de l’histoire qui nous interpelle.
Il nous semble important de s’y colleter, sous peine de nous trouver désarmés pour aborder
dans un esprit d’équité, sereinement et avec les arguments nécessaires, d’incontournables
problèmes de société que nous rencontrons aujourd’hui dans notre action de terrain : problème
de l’intégration des migrants, combat contre les conflits mémoriels et, positivement, intégration des mémoires des migrants, anciens ou « néo », dans une mémoire nationale, partagée, intégration de leur histoire dans une histoire de la France, terre déjà commune en passe constante de devenir notre patrie commune. En ce sens, « intégration » est une formulation acceptable pour désigner le travail constamment repris d’élargissement du cercle national, de façon que chacun y trouve sa place à égalité de dignité avec ses concitoyens. Ces dossiers rendent compte, avec leurs limites, du sens que nous voulons donner à notre engagement culturel, en alliant réflexion et travail sur le terrain. Dure tâche qui nous invite à les offrir avec modestie à nos lecteurs et amis.
Bernard Zimmermann, novembre 2006.
SOMMAIRE Azrak n°9 -novembre 2006
Avant propos |
1 |
ACTES DE LA 2ème RENCONTRE DE CORBEIL |
1 |
MYTHES ET ECRITURES DE L’HISTOIRE |
3 |
Intervention de Suzanne Citron
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5 |
Débat de la matinée |
8 |
Après midi – Intervention de Suzanne Citron |
17 |
Débat de l’après-midi |
20 |
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DOSSIER DE L’ATELIER HISTOIRE ET MEMOIRE Janvier-mai 2006
LES HARKIS ET NOUS
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31 |
Partie 1 Le drame des Harkis : entre manipulations et rejets |
32 |
1. Les harkis vus par les Européens |
32 |
2. Extraits de deux interventions au Colloque « 1956-2006 : 50 ans, les harkis dans
l’histoire de la colonisation et ses suites », Paris, mars 2006 |
35 |
3. Un débat |
37 |
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Partie 2 Une souffrance toujours là |
39 |
1. Histoire de Victor |
39 |
2. Le silence des vieux harkis d’un Foyer Sonacotra |
41 |
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Partie 3 Justice pour les Harkis |
42 |
1. Dire enfin que la guerre est finie |
42 |
2. Fils de harki: l’enfant caché |
44 |
3. Harkis : une loi-geôle. |
46 |
4. Appel du 4 mars 2006 |
48 |
5. Après les propos de Monsieur Georges Frêche. |
50 |
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Partie 4 Témoignages et réflexions |
52 |
1. Le Journal de Mouloud Feraoun. Extraits. |
52 |
2. Kristel sous les harkis |
56 |
3. Des almogatazes aux harkis. |
58 |
4. Harkis : volontaires ou « malgré nous » ? » Mémoires croisées |
62 |
5. Témoignage d'un appelé. |
65 |
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Partie 5 ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE |
68 |
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ACTES DE LA 2ème RENCONTRE DE CORBEIL
MYTHES ET ECRITURES DE L’HISTOIRE |
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Avec la participation de Suzanne CITRON, historienne
Dimanche 4 décembre 2005
Matinée
Bernard Zimmermann – Nous avons l’honneur d’avoir avec nous Suzanne Citron qu’Anne
Marie va nous présenter, puis nous ferons rapidement un tour de table pour que chacun
d’entre nous puisse également se présenter.
Anne Marie Vaillé – Suzanne Citron est historienne. Elle a été pendant plus de 20 ans
professeur de lycée, puis professeur d’Université. Elle a été maltraitée par l’association des
historiens parce que sa thèse mettait en évidence un certain nombre de difficultés, notammentsur l’enseignement de l’histoire, et ils ne le lui ont pas pardonné.. A part ça, Suzanne a travaillé à l’INRP (l’Institut national de la recherche pédagogique) puis elle a conduit une réflexion, pratiquement en continu, sur l’enseignement de l’histoire, le contenu de
l’enseignement de l’histoire, qui ont conduit à la production de plusieurs ouvrages ; le premier c’était Enseigner l’histoire aujourd’hui [S.C. « Le vrai titre était La mémoire perdue et retrouvée, qui date de 84/85 »] qui n’a pas pris une ride, puis Le mythe national, qui a connu une très grande audience et qui est une mise en cause des mythes nationaux dont on va parler aujourd’hui, et puis L’Histoire de France autrement et L’Histoire des hommes qui exprimait une volonté de rendre accessible cette pensée pour un public plus large [S.C. « C’était la volonté de reconstruire après avoir déconstruit, d’essayer de proposer une reconstruction »].
C’est cela. L’Histoire de France autrement était surtout destinée aux enseignants alors que
L’Histoire des Hommes était surtout destiné aux élèves, aux jeunes qui sont scolarisés. Et puis son dernier ouvrage, c’est Mes lignes de démarcation ; c'est, à travers son histoire
personnelle, l'analyse de la France contemporaine à travers…
Suzanne Citron – mon histoire dans l'histoire…
(Présentation des participants)
B.Z. – Il manque à présenter notre association pour dire le pourquoi de ce séminaire.
Vous savez que nous sommes une association culturelle ; simplement, nous nous appliquons à nous-mêmes les bienfaits que cette association peut véhiculer, en essayant d’approfondir ou de nous créer des occasions de pouvoir approfondir nos connaissances, en nous donnant le tempsde nous arrêter une journée par an, au moins, pour discuter autour d’un thème sensible. Nous sommes une association culturelle d’un genre un peu spécial dans la mesure où nous sommes aussi tournés vers l’action. C’est à dire que nous visons, consciemment, par l’action culturelle,à essayer de changer des comportements, des mentalités, à travailler à la cohésion de la société, à notre échelle et avec nos moyens bien entendu. Dans notre expérience, nous sommes confrontés à des réalités qui ne sont pas toujours faciles à appréhender ; nous
sommes confrontés à des personnes, à des groupes qui ont notamment leurs propres représentations de ce qu’elles sont, de leur place dans la société ; nous sommes confrontés, parmi d’autres difficultés, à ce choc des mémoires qu’on observe aujourd’hui, à des manipulations également, des manipulations politiques de la mémoire et de l’histoire ; toutes choses que nous connaissons, qui font partie des réalités auxquelles nous sommes confrontés dans notre action. Parmi ces difficultés, une des plus fréquentes sources de malentendu, de discorde, de conflit, tient dans les mythes, dont nous sommes d’ailleurs nous-mêmes porteurs à des degrés divers –sauf peut-être Suzanne, mais nous en reparlerons.
Nous avons intitulé notre séminaire "Mythes et écriture de l'histoire" Il s'agit d'examiner les relations entre les deux", relations étroites même quand l'histoire n'est pas officielle, du moins en apparence. J'ai relevé trois ou quatre exemples concrets pour illustrer ce que peuvent être les méfaits de l'usage inconsidéré des mythes. Le livre d'Amnon Kapeliouk, journaliste israélien, sur Arafat, montre très bien comment l'idée et la pratique de la lutte armée pour parvenir à la libération a pesé sur la destinée d'Arafat et donc du mouvement palestinien, et comment Arafat lui-même a hérité de cette idée à une époque où il prend en charge la destinée de l'OLP, comment il a été persuadé de cela par Boumedienne, lui-même pénétré du mythe algérien de la libération par la lutte armée, mythe qui aujourd'hui encore ne cesse de faire des dégâts en Algérie. Bartolomé Benassar, pour ce qui concerne l'histoire de la République espagnole et de la guerre civile d'Espagne, démonte de son côté, dans plusieurs de ses textes, le mythe d'une République vierge et martyre. Il en est allé très différemment dans la réalité, ce qui ne justifie en rien Franco et les exactions du mouvement nationaliste, mais on est très loin des représentations que la République ou que certains vieux Républicains, aujourd'hui encore, veulent donner de cette histoire tragique. Je cite pour mémoire le mythe d'al Andalous
–terre de cohabitation harmonieuse entre musulmans, juifs et chrétiens mes lectures m'ont
permis de constater à quel point ce mythe est revendiqué de façon complètement
contradictoire par les Arabes moyens orientaux puis les Espagnols à une époque plus récente, ce qui ne va pas sans soulever quelques questions. Plus près de nous encore, un mythe qu’il me semble percevoir, fonctionnant dans les cités : celui du ghetto. Le mythe du ghetto repris à leur compte par un certain nombre de jeunes dans les cités fait actuellement des ravages.
J’entends par le mythe du ghetto cette idée que les cités, les grands ensembles, ont été construits pour les immigrés afin de les tenir en ghetto, ce qui est absolument contraire à l’histoire des grands ensembles mais qui a par contre des influences extrêmement actives et négatives sur les représentations qui sont à l’oeuvre au sein des cités, en tous cas chez certains, et qui peuvent être d’ailleurs largement soutenues par des gens hors des cités : intellectuels ou politiques.
Sans doute, derrière le mythe -ou tout mythe- il y a une part de réalité. Donc nous nous tournerons vers Suzanne aujourd’hui pour nous aider à essayer de voir quelques questions, et nous reviendrons là-dessus : comment faire le partage entre le mythe et le réel ? Comment dépasser les écueils des représentations qui nous figent parfois dans un passé qui n’a pas été ce que ces images prétendent montrer !
Je vais passer la parole à Anne Marie, parce que je crois qu’avec Mari Jo, vous aviez programmé un certain nombre de questions à l’issue de notre première soirée de ce séminaire.
Marie Jo Blot – A la suite de notre soirée, il y avait eu un débat ouvert d'où il me semble que plusieurs axes de réflexion étaient ressortis :
- En premier, une demande d’élucidation de l’élaboration de ce mythe national d’une France préexistante à elle-même, en quelque sorte, depuis Vercingétorix jusqu’à la III ème République. Suzanne Citron peut nous aider à mieux comprendre comment ce mythe
s’est élaboré : dans quel contexte politique et social, répondant à quelle idéologie, ou au
moins à quels besoins qui peut-être sont des explications.
- Comment se fait-il que ce mythe ait perduré ? A la fin du XXème siècle, on aurait pu se targuer peut-être d’une histoire scientifique où il y aurait eu une recherche de
l’exactitude, une conformité à ce qu’ont été réellement les faits. Comment se fait-il que ce mythe a la vie dure ?
- Et plus précisément, aujourd’hui que nous vivons ce qu’on appelle "la crise des banlieues", en quoi ce mythe peut-il participer des causes d’une crise d’identité dont on voit les conséquences violentes.
Ce sont les axes qui sont ressortis, à mon avis, et que les participants peuvent compléter. Je
pense que, là-dedans, vous pouvez picorer et nous aider à mieux avancer.
Intervention de Suzanne Citron
Suzanne Citron – Donc, le premier point, c’est l’élaboration de la construction historiographique. Je ne vais pas répondre à tout ce que vous avez posé comme questions ; je vais simplement expliquer comment notre Histoire, transmise par l’Ecole républicaine, s’est construite sur des bases qui, au départ, sont en fin de compte des bases faussées en fonction de l ’époque.
Je n’ai pas besoin de reprendre le schéma : une France sans commencement (parce que la Gaule elle-même n’a pas de commencement), « autrefois le pays s’appelait la Gaule », et donc les Gaulois sont identifiés comme les ancêtres des Français ; ensuite, une construction qui recouvre finalement une mise en perspective complète et qui intègre dans l’Histoire de France les Mérovingiens, les Carolingiens puis ceux qu’on appelle les Capétiens… Tout çà étant supposé être "l’Histoire de France".
Pour comprendre comment s'est fabriquée cette histoire, je vais vous résumer les étapes de sa construction. Il faut partir de ce qui s'est passé pendant la période de la domination franque, avec le royaume des Francs de Clovis, puis la succession des dominations franques : sous les Carolingiens (empire carolingien), puis sous la domination, encore franque, des Robertiens, qui s'appelleront ensuite les Capétiens.
Le début de la période franque, le VIème siècle, est une période de l'histoire occidentale qui est celle de ce qu'on peut appeler les "Royaumes romano-barbares" ; ils sont la suite de ce que l'histoire traditionnelle appelle les "invasions barbares" où il y a eu constitution d'une série d'entités géopolitiques mouvantes, qui changeaient tout le temps, qui s'appelaient la Burgondie, l'Aquitaine, etc. Et, dans ce contexte, s'est imposée une domination des Francs qui, avec Clovis, ont créé le Royaume franc recouvrant une série d'autres pouvoirs.
Toute la construction historiographique commence avec les Histoires de Grégoire de Tours, qui sont des récits hagiographiques faits autour de Clotilde –Clovis étant mort- et concernant les Francs. Et, ce qui n'est jamais clairement dit dans nos schémas traditionnels, c'est que ceux qu'on va appeler les Carolingiens, qui sont une grande famille franque appelée les Pipinides, arrachent le pouvoir à ceux qu'on appelle les Mérovingiens par un véritable coup d'Etat ; ils se font sacrer et instaurent un pouvoir d'une nouvelle dynastie.
Avant ce coup d'Etat, un premier mythe est construit –il s'agit toujours de travaux émanant des moines, en latin, qui constituent un ensemble de textes qu'on appelle les Histoires des Francs Le premier mythe qui se construit au VIIème siècle est celui de l'origine troyenne des Francs, ce qui traduit bien une culture romano-barbare puisque le mythe de l'origine troyenne a été imputé à d'autres qu'aux Mérovingiens. Selon cette histoire, les descendants de Troie –la Troie de l'Asie mineure, vaincue- se seraient réfugiés en Europe, l'auraient traversée et auraient abouti en Europe occidentale; ils seraient donc les ancêtres directs de Clovis. Ce mythe de l'origine troyenne des Francs va perdurer en tant qu'origine jusqu'au XVIème siècle. Après le coup d'Etat des Pipinides, il faut donc démontrer qu'ils sont légitimes. A ce moment, l'évêque de Reims, Hincmar, au IXème siècle, invente l'histoire du baptême-sacre de Clovis. Il est présenté, dans des manuels primaires récents, avec un vitrail où on voit la colombe apportant l'huile sainte ; et on demande aux enfants de décrire ce qui se passe, comme si cela s'était réellement passé, alors que c'est une invention de l'archevêque de Reims pour donner du prestige à son église. Le mythe, c'est qu'au moment du baptême de Clovis, une colombe apporte de l'huile ; le roi est entièrement enduit d'huile, et ensuite, cette huile sainte est conservée dans une ampoule qui est miraculeuse ; comme on l'écrivait à l'époque, « les étrangers admiraient combien le niveau de l’huile ne baissait jamais dans l’ampoule ». Donc, l’auteur du coup d’Etat qui est le père de Charlemagne, Pépin le Bref, avec ses deux fils, Charlemagne et Carloman, sont oints avec l'huile sainte de l’ampoule et sont les successeurs légitimes, mystiques, de la dynastie qu’ils avaient fichue par terre. C’est la légende du baptême-sacre.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est ce qui se passe après. Parce que, dans le courant du Xème siècle, il y a une lutte très anarchique entre les derniers héritiers des Carolingiens dans un empire en dislocation (les Pipinides, qu’on va appeler les Carolingiens, qui venaient d’Austrasie –de l’autre côté du Rhin- ceux qu’on appellera les Allemands) et ceux que Michelet appellera « nos Français », c’est à dire les Robertiens qui venaient aussi d’Austrasie (c’était une grande famille d’au-delà du Rhin). Les Robertiens finissent par triompher par la lutte armée, et pas exactement par un coup d’Etat, et il faut aussi les légitimer comme
successeurs –surtout de Charlemagne, puisque c’est lui qui reste l’empereur prestigieux. Alors autour de ces Robertiens qui sont installés dans l’Ile de France, il y a les moines de Saint Denis qui sont les supporters de cette nouvelle dynastie ; ces rois portent exclusivement le titre de "Rex francorum", Hugues Capet a encore le titre de "Roi des Francs", comme titre qui avait été celui de Clovis. Les moines de Saint Denis, pour légitimer les Robertiens, collationnent donc tout ce qui avait été raconté précédemment dans les histoires des Francs – écrites en latin. Ils font une synthèse de toutes ces histoires des Francs, avec l’origine troyenne, le baptême-sacre qui est imputé aux Carolingiens et qui, par l’intermédiaire de l’huile sainte de Clovis, est la source de la légitimité de ceux qu’on va appeler les Capétiens, et ce jusqu’à la fin, puisque Charles X, après la Restauration, voudra se fait sacrer. La légitimité est dans le sacre et le concept de sacre repose donc sur une imposture.
Ce qui est très important est que dans le courant du XIIIème siècle les textes des Histoires des Francs, collationnés à l’origine par les moines de Fleury et repris par les moines de SaintDenis, vont être traduits dans la langue du Roi. Un grand ensemble historiographique se cristallise au milieu du XIIème siècle - Les grandes chroniques de France- rédigé dans la langue du roi de l'époque, en "pré-français".
Le XIIIème siècle est vraiment une charnière dans ce qui va s'appeler la France ; parce que c'est aussi le temps de "la croisade des Albigeois", donc l'annexion à l'entité qui n'était jusque là qu'une entité septentrionale, et après les massacres faits par les gens du Nord contre les gens du Sud, de toutes les terres du Comté de Toulouse ; soit l'annexion de gens qui ne parlaient pas la langue du roi, mais la langue d'oc. C'est l'agrandissement vers le sud. La charnière se situe vers le milieu du XIIIème siècle, entre Philippe Auguste et Saint Louis. Il y a une évolution de la titulature des rois; le titre de "Rex francorum" va se transformer en "Rex Franciæ", c'est à dire que le concept géopolitique d'un royaume de France se transforme au milieu du XIIIème siècle. Désormais, dans les textes officiels qui sont toujours en latin, les "rois des Francs" sont devenus les "rois de France". Dans l'imaginaire des gens qui sont autour du roi et de ceux qui peuvent lire les Grandes Chroniques de France –ce sont d'ailleurs essentiellement les gens du Nord- et comme l'explique Colette Beaune dans son livre Naissance de la nation France, il y a une sorte de personnification de quelque chose qui s'appelle "la France",inséparable de l'écriture de ces Grandes chroniques de France qui seront prolongées au XIVème siècle.
Ainsi, dans les Grandes Chroniques de France, il y a les origines troyennes, puis la succession des trois dynasties qui sont considérées comme celles des rois de France. Parallèlement à çà, il faut bien comprendre qu'il y a des confusions sémantiques autour du latin ; elles vont avoir une fonction essentielle dans la création d'une illusion dans la représentation du passé. Il y a des confusions entre "Francs" et "Français" : chez tous les auteurs du XVIème siècle et encore, quelquefois, dans Les lieux de mémoire de Nora , les Francs sont appelés Français. Dans les abrégés d'histoire de France qui vont se substituer aux
Grandes chroniques de France à partir du XVIIème siècle, il y a une confusion sémantique entre les Francs et les Français, ce qui fait que ce que racontent toutes ces histoires de France, c'est ce que racontaient les Grandes chroniques de France, mais qui elles parlaient des Francs et pas des Français. Il y a donc une imputation aux Français de ce qui avait été une histoire des Francs.
Il faut bien comprendre –c'est une notion essentielle- que les Grandes Chroniques de France sont ce qu'on pourrait appeler la matrice d'une Histoire de France ; elle est là au moment de la Révolution française : l’histoire des rois depuis Clovis jusqu’au XVIIIème siècle. Pour comprendre ce qui va se passer au XIXème siècle, il faut faire un retour en arrière : à partir du XVIème siècle et de la redécouverte des textes antiques. Le mythe troyen –qui est encore utilisé par Ronsard dans un texte que je cite- est remis en question puisqu’on relit César, Strabon et on redécouvre une Gaule qui n’avait jamais complètement disparu des textes utilisés dans certains textes ecclésiastiques. Le mythe troyen est donc remis en question et il y a émergence d’un nouveau mythe (il ne faut pas oublier que jusqu’à la deuxième moitié
du XIXème siècle on n’avait absolument aucune notion sur les origines de l’histoire humaine ; les outils de l’appréhension des origines, dans la culture occidentale, c’était uniquement la Bible et on faisait partir le début de l’histoire de l’humanité au déluge ; de savants calculs faisaient commencer l’histoire de l’humanité à 4000 avant J.C., date qu’on avait imputée au déluge). Ceci pour expliquer la genèse du mythe gaulois. Il y a eu à ce sujet un colloque à Clermont Ferrand au début des années 80. A la charnière du XVIIème et du XVIIIème siècle, les Gaulois deviennent le réceptacle d’une absolutisation mystico-religieuse ; ils sont les descendants d’un fils de Noé et, donc, c’est en eux que se trouve l’origine au sens
métaphysico-religieux. Ce mythe gaulois émerge dans le courant du XVIIIème siècle : la construction de l’idée de Gaulois présents dans le royaume de France. Il y a tout un débat idéologique, avant la révolution française, entre les partisans d’une origine des Français comme Francs et d’une origine des Français comme Gaulois ; il correspond à des critères idéologiques, puisque les défenseurs de l’origine des Francs sont les défenseurs de l’aristocratie –les Francs étant les vainqueurs, leurs doits supérieurs sont justifiés. Ils ont vaincu les Gaulois qui sont perçus désormais comme des indigènes du sol. ILs ont, face à eux, les Gaulois qui sont les vrais Français, donc le Tiers-Etat, etc.
A la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème, sur le plan plus large de l’Europeoccidentale, il y a un mouvement culturel qu’on appelle la "celtomanie". Il commence en Angleterre et se répand ; les Celtes deviennent à la mode, et les Gaulois –comme Celtes- sont donc à la mode. Les Révolutionnaires n'ont pas du tout le temps de reconstruire une historiographie. Un certain nombre d'historiens : Augustin Thierry et son frère Amédée Thierry jouent un rôle fondamental dans l’historiographie. En 1828, Amédée Thierry publie un livre qui va être édité plusieurs fois, que Michelet cite et qui s’appelle Histoire des Gaulois, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’entière soumission de la Gaule à la domination romaine"/ Il connaît sa dixième édition en 1877 ! On peut dire que Amédée Thierry est le support de l’introduction du mythe de l’origine gauloise dans l’historiographie nationale ; dans son introduction, il dit « Un sentiment de justice et presque de piété a déterminé et soutenu l’auteur français ; il a voulu connaître et faire connaître une race de laquelle descendent les dix neuf vingtièmes d’entre nous. Français, c’est avec un soin religieux qu’il a recueilli ces vieilles reliques dispersées, qu’il a été puiser dans les annales de vingt peuples les titres d’une famille qui est la nôtre. » Michelet a donc une importance capitale dans ce qui va se passer après, puisqu’il écrit son Histoire de France, au milieu du XIXème siècle ; il y reprend l’ancienne historiographie qui commence avec Clovis et qui est d’ailleurs une historiographie royaliste (même sous la IIIème République il y aura une historiographie royaliste qui se prolongera et qui fera commencer l’Histoire de France avec Clovis).Par contre, pour Michelet, ça commence avec la Gaule et les Gaulois. Il dit « nos Gaulois » textuellement, dans l’Histoire de France. En outre, il véhicule la notion d’une sorte
de peuple français transcendant, unifié, homogène, puisqu’il récuse tout à fait la notion de classes. Dans Le Peuple, qui est un petit bouquin de Michelet qui paraît en 1847 et qui est extrêmement important aussi, il ne veut pas des divisions des socialistes. On peut dire que c'est avec Michelet qu'il y a une identification de ce qu'il appelle le peuple français avec les Gaulois ; en un sens, on peut parler d’une ethnicisation française, mais dans l’homogénéité supposée d’un peuple gaulois. L’historiographie ainsi construite est l’ancienne historiographie débarrassée du mythe de l’origine troyenne, mais pas vraiment débarrassée du baptême-sacre de Clovis qui n’est jamais dénoncé, avec en amont un peuple gaulois, une Gaule qui – territorialement- est une sorte de France déjà inscrite dans l’histoire en filigrane ; puis ensuite toute l’histoire royaliste des trois dynasties qui débouche sur la Révolution française. Par delà Michelet, il y a une vulgarisation de cette histoire ainsi construite par un autre historien qui s’appelle Henri Martin ; il est républicain ; il la publie, sous le Second Empire et il y a là une certaine valorisation des Gaulois. C’est là où on voit apparaître des Gaulois grands, blonds, les yeux bleus etc ; Henri Martin fait une histoire savante et ensuite une histoire populaire. Ensuite, vient la IIIème République, l’école obligatoire. Je vais m’arrêter à ce moment là, en disant que la mise en place de l’historiographie scolaire républicaine se fait sur la base de ce schéma ainsi construit, avec le Petit Lavisse qui la vulgarise et qui sera encore édité après la deuxième guerre mondiale. Et là, il faut bien voir, d'une part, un contexte culturel et idéologique tout à fait spécifique d’une France vraiment multiculturelle(où un pays multilingue, comme l’a bien expliqué
l’historien américain Eugène Weber dans un chapitre intitulé Les langues à foison), et d'autre part que le dessein des fondateurs de la IIIème République est de franciser tous ces petits Français par la langue. Et aussi de leur donner une histoire commune – cette fameuse histoire dont le contenu est en fait l'histoire des rois qui ont fait la France, la Révolution comme nouvelle origine (c'est la France-messie de Michelet)- un peuple homogénéisé par son origine gauloise. On est dans un climat hyper-patriotique, qui installe la République, donc républicain, mais qui est beaucoup plus connoté hyper-patriotique et nationaliste, car çà coïncide avec la défaite, la perte de l'Alsace Lorraine et la grande déchirure des élites françaises par rapport à cette France vaincue qui avait été portée au pinacle, aussi bien par Victor Hugo que par Michelet, dans le courant du XIXème siècle.
B.Z. – Merci Suzanne, merci beaucoup, c'est très éclairant. On passe aux questions
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Débat de la matinée |
Michel Laxenaire – Qu'est-ce qui se passait autour de nous pendant ce temps-là, c'est à dire est-ce que ce besoin de mythe était partagé ? Est-ce que chacun avait besoin du sien dans le voisinage européen ?
Michel Chesseron – Vous n’avez pratiquement pas parlé de Rome, des influences de Rome dans cette histoire, qui sont complètement occultées. Je voudrais savoir si le mythe était passé par Rome.
Serge Bosc – Moi, c’est une question à propos des discours "IIIème République", postrévolutionnaires.
Comment, dans le mythe de la construction de la France, fait-on le lien entre l'histoire monarchique et la période post-révolutionnaire, c'est à dire la République. Comment Michelet intègre-t-il la monarchie dans le mythe national ?
Elio Cohen Boulakia – Ce qui me paraît particulièrement intéressant dans ce que Suzanne Citron nous a dit c’est qu’au fond on se rend bien compte qu’il y a une force extraordinaire de construction d’un mythe qui, précisément, est transversal par rapport à la fois à la période prérévolutionnaire, révolutionnaire, post révolutionnaire, et que –en n’étant pas trop iconoclaste, la Révolution ne fait que prolonger cette idée mythique d’une France éternelle, avec l’élément nouveau dont vous nous parliez qui est cette idée d’une nation messianique (les Droits de l’Homme, 1789…). A partir de là, ce qui me paraît –pour nous, notre association- le plus important, c’est ceci : ne peut-on pas dire que c’est de la force de ce mythe considérable qu’on peut comprendre la difficulté qu’il y a aujourd’hui à réintégrer des notions que peutêtre d’autres arrivent à intégrer mieux que nous, c’est à dire la prise en compte de la diversité culturelle dont nous sommes faits, la prise en compte de ce que la République n’est pas quelque chose à déifier par rapport à ses aventures coloniales, etc. Autrement dit, un mythe qui est terriblement bloquant.
S.B. – Là, tu prends position !
E.C.B. – Non, je pose ma question : est-ce que ce n’est pas bloquant ?
Jean Pierre Jourdain – Ce n’est pas une question, mais j’ai lu récemment un livre de Christian Amalvi…
S.C. – Sur Vercingétorix ?
J-P.J. – … Il démonte pas mal de mythes, notamment celui d’Etienne Marcel ; il montre bien qu’au XIXème siècle, Etienne Marcel est revendiqué par la gauche qui en fait un héros alors que les royalistes en font un traître. D’autre part, j’ai aussi lu un livre qui s’appelle L'école républicaine" qui montre que les instituteurs ont freiné la volonté du pouvoir de faire de l'Ecole un instrument de dressage nationaliste.
B.Z. – En ce qui me concerne, j'aimerais bien revenir sur ce qui a pu être contradictoire par rapport à cette construction et notamment à partir du XIXème siècle (je n'ai pas de connaissance pour ce qui remonte avant le XIXème ) et pour ce qui concerne la fin du XIXème et le XXème dont il n'a pas été question ici, il me semble qu'il y a, par rapport à cette construction historiographique, des positions qui ne vont pas dans le même sens. Il faudrait chercher du côté des socialistes, probablement de Jaurès; j'ai simplement en tête ce qui était dit par le Parti Communiste dans les années 70; Parti Communiste qui se présentait comme
héritier d'une tradition républicaine, qui reprenait sans aucun doute à son compte cette historiographie…
S.C. – …Jacques Duclos…
B.Z. – … oui, mais qui, en même temps dans les Ecoles du Parti, nous disait « la nation française n’est pas achevée, cette construction n’est pas achevée » ; ils le disaient en se fondant sur l’analyse de classes de la société ; il a été dit par exemple que Michelet récusait cela. Or, il me semble, à partir de deux ou trois exemples, qu’il y a des positions contradictoires, qu’il n’y a pas véritablement unanimité autour de cette historiographie, même si elle est imposée, notamment par l’Ecole républicaine. Autrement dit, dans la construction historiographique comme dans tout autre phénomène intellectuel ou historique, il y a des
aspects contradictoires. Il y des contradictions et on est en plein milieu d'elles aujourd’hui. Je voudrais savoir si cette construction a été tellement linéaire, s'il a été tellement facile de l’imposer c. On ne peut la reprendre aujourd'hui à l'école. Je me pose cette question.
S.C. – Je vais reprendre les premières questions. J’ai l’impression que ce que vous venez de dire se rapporte justement à notre deuxième partie : la transmission de la construction du mythe à partir de la République ; et la question du blocage, c’est un peu la troisième partie programmée de la réflexion, sur la crise de l’identité nationale. Je peux répondre aux premières questions qui portent vraiment sur ce que j’ai dit, et ensuite,
on peut enchaîner sur la construction avec les problèmes que vous avez soulevés.
…. (accord du groupe)
S.C. – Sur la question du voisinage européen, il n’y a aucun doute. J’ai beaucoup appris d'un
historien – un médiéviste (il faut bien utiliser ce vocabulaire que je conteste par ailleurs)- un éminent médiéviste allemand qui s’appelle Karl Werner, avec L'Histoire de France, parue chez Fayard, dans les années 80. Il en a écrit le premier : Les origines-, C'est à travers lui que j'ai découvert l'histoire du mythe troyen que j'ignorais complètement jusqu'au début des années 80. En prenant l'exemple des historiens allemands et des historiens français, il montre très bien comment ils ont projeté ce concept nouveau de l'Etat-Nation qui induit, pour les historiographies d'Europe occidentale, une projection des entités géopolitiques nationales du
XIXème siècle dans un passé où elles n'existent absolument pas. Phénomène purement européen! Il s'est créé un modèle historiographique européen dont on n'est absolument pas sortis puisque, après le découpage de l'empire austro-hongrois, par exemple, la Roumanie d'après la première guerre mondiale emprunte le modèle historiographique français :la Dacie romaine devient la Gaule de la Roumanie. Selon ce modèle, dans les revendications à l'intérieur de la France, il peut y avoir la tentation, par exemple du côté de la Bretagne avec
une revendication d'une identité bretonne, de transformer la Bretagne en Bretagne préexistante à son histoire ; de même, dans les histoires post-coloniales des nouveaux pays... Il ne fait aucun doute qu'il y a là un contexte européen. Est-ce que j'ai répondu ?
S.B. – Je dirais que toute collectivité invente, fabrique son mythe fondateur, son histoire, etc. Ce n’est pas un quelque chose qui est spécifique ni à la France ni à l’Europe.
S.C. Werner dit que les Allemands confondent l’Allemagne qu’ils veulent construire avec l’ancienne Germania, de même que pour la France, c’est Gallia. Ce que Werner démontre très bien et que je reprends à mon compte, c’est la question : « Qu’est-ce que Gallia ». En fait, dans la culture occidentale qui s’élabore à partir de la romanité : Gallia, c’est une entité purement géographique, postulée par César, et qu’il appelle Gallia au moment de la conquête; c’est l’espace géographique qui va de l’Atlantique au Rhin ; au delà du Rhin, c’est Germania. En fait, quand on parcourt l’histoire des multiples entités administratives de la période romaine, il n’y a jamais eu une seule Gallia. Le concept même de Gallia vient du IIIème siècle avant J.C., quand les Celtes –que les Romains appelaient Galli- ont envahi le nord de l’Italie et se sont installés dans une espace territorial. Parce que, dans le système de la langue ancienne, les peuples avec terminaison en "i" donnent naissance à un territoire occupé qui se termine en "a". Donc, l'Italie du Nord occupée par les Galli est la première Gallia –
qu'on appellera ensuite la Gaule cisalpine. Puis, pour les Romains, à partir du moment où ils passent les Alpes, se crée quelque chose qu'ils appellent la Gaule transalpine. Ensuite c'est César qui dit que tout l'espace sera Gallia. En fait, il y a toute une histoire administrative qui fait qu'il y a trente six noms –la Belgique première, la Belgique seconde, etc.- mais il n'y a jamais eu une seule Galia qui aurait été une entité géopolitique qui aurait précédé la France. Je voulais ajouter aussi quelques mots sur l'influence de la culture latine dans les élites, en particulier chez tous les gens dont j'ai parlé : tous ces moines qui ont construit… Je pense que
ce n’est pas exactement leur problème ; le problème de toute la culture, surtout romaine, latine, vient avec ce qu’on a appelé la "re-naissance" qui est la "re-découverte" de la culture qu'on appelle antique à l'époque. Il se crée alors une sorte de concept, que Michelet a énormément développé, qui est l’idée que la base de la culture française, c’est la culture "gallo-romaine". C'est vraiment Michelet qui crée le concept d'une culture gallo-romaine. Ce que je rappelais tout à l'heure, l'expression des royaumes "romano-barbares", c'est dans
Werner ; ce n'est pas du tout une notion des historiens du XIXème siècle ou ensuite des historiens républicains. Quelqu'un comme Camille Jullian, à cheval sur le XIXème et le XXème siècle, qui sera professeur au Collège de France, qui est hyper patriote, quasi-raciste pendant la guerre de 14-18, construit toute une grande histoire de la Gaule où il dit : « Autrefois notre pays s’appelait la Gaule, mais c’était déjà le même pays». Un colloque très intéressant s’est tenu à Lyon, il y a quelques années, sur Camille Jullian. Il y a peu de temps –j’en étais alors
furax- j’ai vu qu’on rééditait L’Histoire de la Gaule de Camille Jullian ; pour ce qui est du concept gallo-romain, c’est une bonne influence !
B.Z. – Est-ce que cela répond à la question posée par Michel Chesseron ?
M.C. – Peut-être que Michelet a inventé le concept "gallo-romain", mais on trouve partout les traces de la civilisation romaine. Donc elle a bien existé, cette symbiose entre la culture et celle des autochtones.
S.C. – Oui. Mais alors il faudrait la conceptualiser non plus dans un cadre soi-disant français, mais dans un cadre qui est aussi bien celui de l’Afrique du Nord ou de la Belgique… dans un contexte où il n’y ait pas un éclairage purement hexagonal, ce qui est complètement aberrant. Un professeur au collège de France, qui n’est d’ailleurs pas historien mais archéologue-, a démontré par les bijoux que l’on trouve les mêmes traces des deux côtés du Rhin ; c’est donc complètement aberrant de conceptualiser le gallo-romain comme purement hexagonal ; mais effectivement, il ne faut pas l’évacuer. Si, malgré tout, on revient au côté "romanité", les grands clercs de la période charnière de l'effondrement de l'Empire romain, celle de la création des royaumes romano-barbares, les grands clercs du genre Sidoine Apollinaire etc., qui sont des gens appartenant à l'Eglise, ont une culture leur venant du système scolaire –elle sera d'ailleurs reprise par les universités ; c'est une culture hellenistico-romaine, qui est le système des arts appelé "trivium" et "quadrivium", parce que le système de formation des gens dans les universités médiévales est imprégné de romanité. Il n'y a aucune mémoire gauloise, aucune trace écrite; les chefs francs étaient plus ou moins embringués dans l'armée romaine. Il y avait donc une symbiose culturelle qui venait de la culture latine.
B.Z. – Je voudrais apporter une anecdote que j'ai lue récemment, je crois que c'est dans "Le Monde", à propos de la continuité entre la Gaule et nous. Les fouilles récentes sur "Gergovie", dont on cherche à s'assurer toujours de la localisation du site, ont permis detrouver une ville immense ; on pense aujourd'hui que c'est Gergovie. Dans cette fouille, ils ont trouvé ce qui semble avoir été, selon nos connaissances actuelles, le plus grand temple de la Gaule antique ; et tout autour de ce temple et de cette ville, ils ont trouvé des citernes à vin, pense-t-on, du vin qui était distribué gratuitement au moment de grandes fêtes politiques et
religieuses. Notamment cela se pratiquait–si j'ai bien compris- à l'occasion de l'élection de chefs. Les historiens font le rapport entre cette tradition de libéralités au moment des campagnes électorales et celles qu'on connaît avec les banquets républicains sous la IIIème République, par exemple. Alors nous trouvons en Gaule une grande tradition, très ancienne, qui se justifie pleinement !
Serge Bosc avait posé une question ;est-il satisfait ?
S.C. –Il y a une question à laquelle je n'ai pas répondu :c'est le "post-révolutionnaire"… En fait, politiquement, sous la IIIème République, on se réclame complètement de la
révolution ; Clemenceau dit « La révolution est un bloc » ; pour tous les historiens libéraux du XIXème siècle -ceux qu’on appelle les libéraux Thiers, Mignet, Michelet qui est républicaince sont les rois qui ont fait la France. Mais ce que je n’ai pas développé, c’est un concept nouveau de la nation qui a été construit par la Révolution française ; ce qu’on peut appeler le concept de "l’Etat-Nation-Territoire", avec la "défense nationale". Avant la Révolution, quand on parle de Nation, c'est extrêmement flou ; au moment de la révolution, "Nation" va désigner d’abord les représentants du Tiers-Etat, mais il faut bien voir qu’au XVIIIème siècle ça a encore son ancien sens :un sens non pas politique –la nation comme une entité politique- mais ethnico-culturel. On parle encore des "nations juives" ; le concept de nation est en partie biblique d’ailleurs, un héritage de l’Ancien Testament : d’un côté, il y a Israël –le peuple éluet de l’autre il y a les "nations". Donc, le concept de nation est flou jusqu’à la Révolution française qui, dans le processus révolutionnaire, construit un concept qui n’avait pratiquement jamais existé : la Nation-Territoire, une et indivisible. C'est un concept qui vient de la royauté d’ailleurs, puisque, dans la Constitution de 91, le royaume est un et indivisible, la royauté est
une et indivisible et la nation est une et indivisible. Puis en 93, ce sera la République qui sera
une et indivisible.
S.B. – Il y a une rupture au niveau de la souveraineté.
S.C. – Oui, avec un concept de nation qui se trouve dans l’imaginaire transféré du roi à la Nation. Ce qui est plus spécifiquement français -parce qu’en Angleterre çà se passe autrement- c’est le transfert d’une souveraineté absolue à une autre souveraineté absolue.
B.Z. – Là, je voudrais intervenir parce qu’il y a quelque chose qui ne me semble pas clair dans la façon dont a évolué la discussion. Ce qui n’est pas clair pour moi, c’est la façon dont est présentée, ici, l'évolution de cette notion d’Etat-Nation, et d'abord de Nation . Il est vrai que la Révolution française crée une nouvelle acception de la Nation. Et ce qui faisait la nouveauté et la valeur de cette acception –et sa valeur toujours actuelle, je pense- tient dans le fait que la "Nation" regroupe dans ce nouveau sens tous ceux qui veulent vivre ensemble sous des lois communes. Donc d'abord, volonté de vivre ensemble et de vivre ensemble sous des
lois communes. Le reste, c’est à dire, par exemple, le passage de la souveraineté du roi à la Nation est un principe, (une abstraction), pas négligeable puisqu'il induit immédiatement la notion de contrat –on pourrait en discuter, mais ce qui me paraît fondamental, c’est la volonté première de vivre ensemble sous des lois communes. Donc, on est dans une approche radicalement différente de l’acception ancienne de la nation, qui repose sur la langue (sinon le sang), qui est une conception ethnico-culturelle, effectivement, mais qui a toujours valeur, qui a toujours cours aujourd’hui dans la majorité des pays, y compris en Europe, même si elle
prend des formes plus ou moins abâtardies ; même en France, elle est défendue par beaucoup.
S.B. – Le mot "sang" me gêne. Je pourrais très bien concevoir une collectivité basée sur des
critères politico-culturels sans parler du sang.
B.Z. – Ce n'est pas moi qui parle du sang. C'est ce qu'on a mis dedans par la suite. Disons que, au XVIIIème siècle, la nation est l'ensemble de ceux qui parlent la même langue d'abord, et qui ont les mêmes moeurs; on a la "nation" picarde, les collèges de Paris regroupent des "nations" qui sont les étudiants qui viennent des différentes provinces de France. Mais il faut nous focaliser sur ce qui est important, parce qu'aujourd'hui, c'est décisif pour nous : si, en France, l'acception prévalente est celle de la nation regroupant l’ensemble de ceux qui veulent vivre ensemble sous des lois communes, nous le devons à la Révolution.
S.C. – Là, on se réfère directement à Renan.
B.Z. – Il y a tout de même, sous la Révolution, des moments forts –des moments-clés- où se met en place ce concept, où on le met en oeuvre si j’ose dire ; il y a plusieurs moments : il naît dès 1789 avec le mouvement fédératif, il culmine avec la Fête de la Fédération ; on a bien là un moment fort où on jure fidélité au roi et à la nation et aux lois communes. Ce qui fait que le parjure de Louis XVI, avec la fuite à Varennes, paraît aux yeux des Français d’alors comme une trahison de ce pacte, de ce contrat. Moment tellement clé qu'on peut dire que c'est là que s'est joué le sort de la monarchie, que sans lui, nous serions peut-être encore dans une
monarchie, en France. Il y a la notion de contrat, et cette notion de contrat, ce n’est pas Renan
qui l’invente, elle est très clairement en place et à l’oeuvre au moment de 1789. (voir le travail des Lumières). Si on remet ces notions en question, on va se trouver aujourd’hui dans une situation délicate. Si, d'une façon ou d'une autre, on introduit l'idée que « la Nation n’est pas l’ensemble de ceux qui veulent vivre ensemble sous des lois communes » ; alors, où va-ton ? Je me pose la question.
S.C. – Je vais mettre un petit bémol historique, parce que je crois qu’il y a là une projection de ce qui va être décidé ensuite. Nous avons encore dans la tête l’histoire mythologique de la Révolution elle-même. Il y a aussi une déchirure qui a très bien été démontrée par l’historien américain Timothy Tackett ; elle n'est, pas tellement la Constitution civile du clergé, mais le serment de fidélité à cette Constitution demandée à tous les prêtres- et, consécutivement, le surgissement des prêtres réfractaires. Maintenant, nous avons une connaissance plus complexe de la Révolution française ; par conséquent, la "volonté de vivre ensemble", c’est
une traduction de la IIIème République qui vit sur toute une histoire mythologique de la Révolution. Je ne dis pas que "la volonté de vivre ensemble" ne doit pas être rappelée, examinée, élaborée pour aujourd'hui, mais pas forcément en s'appuyant sur un imaginaire de la Révolution française qui se trouve quand même un peu ébréché.
B.Z. – Je ne suis pas tout à fait d'accord, Suzanne et, je le maintiens. Je suis d'accord qu'il peut y avoir une part de mythe –je ne suis pas que vous au courant de tous les travaux, je le reconnais volontiers- mais il me semble cependant qu'il y a un certain nombre de faits qui sont irrécusables,- au moment révolutionnaire même, et qui ne relèvent donc pas du mythe. Mais autre chose me semble plus important finalement ; d’ailleurs, vous-même –et c’est une des choses que j’ai les plus appréciées dans ce que vous avez écrit, notamment dans la conclusion de l'Histoire de France autrement- c'est cette idée que toute construction, toute histoire et tout
passé ont une histoire contradictoire. Cette notion de contradiction me semble absolument capitale pour comprendre toute histoire, tout mouvement historique, pour interpréter, faute de quoi on tombe dans le mythe total et absolu. Or, pour en revenir à ce que vous venez de dire, par exemple l’histoire de la Constitution civile du clergé, le rappel de l’imposition faite aux prêtres de l’acte de jurer, çà ne recouvre pas ce que je disais tout à l’heure. Il me semble que le mouvement révolutionnaire construit quelque chose de nouveau et que cette construction se fait dans la contradiction. Donc, ce n’est pas parce qu’on a dit « la Nation c’est çà » que çà existe dans la pureté totale de la définition, c’est évident. L’entité nationale qui existe au
moment de la Révolution est traversée d’une quantité formidable de contradictions. Ce concept nouveau ne bouleverse pas profondément les choses ? Il amorce une nouvelle étape de notre histoire, de nos institutions. Mais les contradictions sont toujours à l'oeuvre. On n’est pas en France complètement d’accord sur cette notion, entre Français ; entre nous et le Front national, par exemple, il y a là un fossé infranchissable. Cette contradiction est en place déjà au moment de la conception ; alors, si c’est ce que vous voulez dire, que le concept existe mais que dans la pureté des choses on ne trouve pas çà, je suis évidemment d’accord. Je ne crois qu’en l’existence des contradictions ; je les constate et à ce moment-là je vous donne raison, si c’est ce que vous voulez dire.
S.B. – Il y a eu continuellement dans le passé et maintenant des querelles d’interprétation de ces événements. Par exemple, tout à l’heure, vous avez évoqué les Francs et les Gaulois ; les mythes sont eux-mêmes tout le temps travaillés par les interprétations contradictoires, opposées… Je prendrai un autre exemple tout à fait différent : il se trouve que dans l’église chrétienne il y a aussi tout un système de références, ce qui n’empêche pas qu’il y ait tout les temps des querelles d’interprétation de l’histoire de l’Eglise. On pourrait parler du troisième exemple, du marxisme, qui est un monde spirituel très important pour lequel il y a l’histoire mythique du marxisme, avec Marx et d’autres pères fondateurs, et des querelles
d’interprétation : qui étaient dans l’orthodoxie ? qui étaient dans l’hétérodoxie ? et ainsi de suite. C’est simplement pour dire que –c’est une hypothèse- parler de construction d’un mythe national, c’est s'attaquer à un espace où il y a tout le temps des confrontations sur ces récits ; il y a tout le temps des remaniements.
A.M.V. – A mon avis, ce n’est pas parce qu’il y a querelle d’interprétation ou d’analyse ou d’entente sur ces mythes que cela justifie, ou que cela atténue, le rôle des mythes dans l’historiographie, et la question qui vient derrière est : "Vous avez dit tout à l’heure « toutes les sociétés ont leur mythe fondateur, c’est cela qui les construit. » Pour ma part, et c’est ce qui m’a toujours totalement passionnée –c’est Suzanne qui m’appris à lire l’histoire depuis de très nombreuses années- je ne suis pas absolument certaine que le mythe soit indispensable à la construction d’une historiographie digne de ce nom. Je considère que l’usage abusif des mythes dans l’historiographie est un énorme problème qui a les conséquences que l’on sait sur les représentations collectives de l’origine des uns et des autres, de leur histoire commune, et que le combat est bien de dire : construire une histoire sur les mythes, ne pas interpeller cette histoire, gommer une grande partie de l’épistémologie de l’histoire comme on l’a fait en France depuis des temps et des temps –l’épistémologie de l’histoire n’est tout de même pas la science la plus à l’ordre du jour depuis très longtemps- c’est une des raisons actuelles de tout le questionnement et de toute la confusion à laquelle on assiste concernant nos identités, nos appartenances. Comme dit Suzanne, on va s’engueuler là-dessus. C’est très difficile d’avoir un point de vue commun ; rappelle-toi Suzanne, il y a quelques années avec un autre public, tout le monde s’était affronté au nom de « pourquoi supprimer les mythes, les mythes sont nécessaires et
indispensables. » ; je considère pour ma part que non.
B.Z. – Nous n’avons aucune raison de nous affronter. Il me semble que jusqu’à présent, si des point de vue intéressants s’expriment, il n’y a rien d’antagonique là-dedans. Tu viens de dire quelque chose qui est important et qui fait l’unanimité entre nous en dénonçant l’usage abusif du mythe. Ça pose aussi la question que je posais en introduction qui est le rapport entre le mythe et le réel. Au fond, tout la travail des historiens consiste à répondre à la question « Que s’est-il réellement passé ? »
E.C.B. – Ce que je voudrais dire –et je pense que Suzanne Citron va enchaîner là-dessus très vite- c’est que Serge a rappelé que, finalement, ce que nous a dit Suzanne Citron sur les mythes fondateurs, on le retrouve ailleurs ; quant à elle, Anne Marie a parlé de l’usage excessif des mythes. Je crois que ce qui est aujourd’hui autobloquant dans la manière dont nous vivons au quotidien l’histoire, c’est précisément l’usage ravageur du mythe dont nous ne sommes absolument pas sortis, de cette idée de la Révolution messianique de 89, etc. Nous ne sommes toujours pas sortis de cette idée que nous sommes dépositaires finalement de
l’Histoire universelle, des Droits de l’Homme, des Lumières -c’est « nous » la France-. Et lorsqu’on parle de la laïcité, on dit « C’est la France », a tel point que j’ai entendu dans un colloque Fabius dire « Il serait temps que l’Europe en arrive quand même à comprendre que si elle veut vraiment être laïque, il faut qu’elle prenne notre modèle » ; on peut multiplier les exemples. Je crois que là, il y a –hélas !- quelque chose de tout à fait particulier à notre pays et qui est extrêmement ravageur.
J.P.J. – Je voudrais juste signaler que, s’il y a un ouvrage qui débarrasse bien des mythes et des choses superficielles de l’Histoire de France, c’est le livre de Braudel "L'Identité de la France", qui privilégie les causes profondes et les continuités plutôt que les ruptures…
S.C. – … et qui se réclame de Michelet…; du coup, il est très ambigu.
S.B. – Quand Elio parle de prétention française, je dis « oui. ». Tout simplement parce que la Révolution française fait partie de ces événements majeurs qui ont une portée qui va bien audelà du territoire français. Il y a des événements comme çà. L’Indépendance américaine, la Révolution française, la Révolution russe en 17, sont des événements qui ont une portée. Bien sûr, cela peut nourrir un sentiment de supériorité mais, malgré tout, quand on parle de l’idéal républicain, de "Liberté Egalité Fraternité", de suppression des ordres, de République laïque, des Droits de l'Homme, ce sont des choses qui ont également été, sous d'autres modalités, développées dans d'autres territoires, et cela a tout de même eu une importance. La
Révolution française a eu un retentissement européen ; Goethe, les Allemands saluaient la Révolution française. Les Allemands se sont réfractés lorsque Napoléon a essayé de conquérir l’autre côté des bords du Rhin "au nom de la Révolution française". Je ne sais pas qui a parlé de ça -peut être Anne Marie Thiesse- à propos des constructions de la nation…
S.C. – …elle parle de la "Septimanie"…
S.B. – … C'est le fait que les Allemands veulent nous imposer une conception de la nation ; on peut quelquefois adhérer à certains principes, mais nous pouvons faire nous-mêmes notre idéal national et cela a nourri une espèce de querelle franco-allemande.
A.M.V. – Justement, Serge, c’est paradoxal que ce sont les gens d’Europe centrale qui fêtent Austerlitz et pas la France. C’est Napoléon qui impose le système d’organisation nationale juridique, politique et administratif ; on le rejette, nous en France, maintenant, et les pays d’Europe le reprennent à leur compte.
B.Z. – Je voulais revenir sur cette notion d’Etat-nation. Suzanne, tout à l’heure, vous avez parlé d’Etat-Nation-Territoire. Je veux revenir là-dessus parce que, à mon avis, il y a risque d’introduire une confusion sur le moment où émerge cette notion d’Etat-nation. Tout à l’heure, j’ai dit comment elle s’est conçue et avancée –et il y a des faits pour en témoignerdans le moment révolutionnaire même. Reste la question du territoire. C’est à dire que l’Etat nation va avec un territoire, mais là on doit prendre en compte, les difficultés politiques nationales et internationales dans lesquelles on entre alors. Je ne prétends pas avoir la science
parfaite, mais il me semble que la notion territoriale n’est pas venue tout de suite ; elle ne s’attache pas immédiatement à la notion de Nation ou d’Etat-nation. On voit qu'au moment révolutionnaire il y a un débat, en 92, sur la guerre à l’Assemblée. On n’est pas en guerre encore, mais elle menace. Il y a des forces sociales et politiques en France qui poussent à la guerre, qui la souhaitent. Bien sûr, des souverains étrangers, et en France même autour du roi il y a des groupes qui veulent la guerre. Mais il y en a aussi du côté révolutionnaire ; pas pour les mêmes raisons. C’est là que va intervenir cette notion de "territoire" rattachée à la notion
de "nation". Elle n'est pas en place en 89. Il n'est pas question en 89 de faire la guerre à l'Autriche. Mais quand la question de la guerre se pose trois ans plus tard, les choses ont bien changé sur le plan du contexte historique. Des forces en France poussent à le guerre et il y a cette idée qu'on va libérer les peuples et qu'on va leur apporter la liberté etc. Il y a quandmême un débat là-dessus –les paroles de Robespierre n'ont pas été réinterprétées par Renan-; Robespierre dit « Personne n’aime les missionnaires en armes » c’est un moment fort dans le débat ; il annonce déjà ce qui va se passer, c’est à dire les oppositions nationales à l’occupation française qui suivront la guerre, l’occupation de la Belgique, l’occupation des territoires en Allemagne, en Italie, etc. Mais là, on n’est plus dans l’idée de nations ou d’Etats-nations ; il y a là sans doute des groupes en France qui cherchent à justifier l’occupation par la notion de frontières naturelles –on a dit que c’est très spécifiquement français, je veux bien- mais c’est quelque chose qui vient se surajouter, qui vient justifier les
ambitions de conquêtes, les ambitions territoriales qui correspondent à des intérêts particuliers de classes ou de groupes sociaux et je me demande quel rapport cela a –à ce moment-là- avec la notion de nation. Elle vient perturber la chose et, aujourd’hui, si on n‘y prend pas garde, la brouiller et peut-être la dévaloriser.
S.C. – Je suis assez d’accord avec Bernard sur ce rappel. Il faut bien comprendre que cette notion d’"Etat-Nation-Territoire" n'est pas un "donné" mais un "processus". C'est vrai qu'au départ, le nouveau concept de "nation", c'est Sieyès, au moment de la proclamation du Tiers- Etat comme Assemblée nationale, qui dit « La nation existe avant tout ; elle est au commencement de tout », ce qui en un sens est une "essentialisation" de la nation et ce qui va permettre, dans les imaginaires ou l'intellectualisation des choses de cautionner l'origine
mémoriale et cette Gaule sans commencement, etc. Et quand Sieyès parle de la nation, il désigne « C’est nous les représentants de la nation » ; il y a déjà une ambiguïté pour savoir si c’est vraiment, comme le dira plus tard Michelet, tout le peuple ou s’il n’y a pas une identification avec les représentants. C’est vrai qu’ensuite, il y a tout le processus qui aboutit à la déclaration de guerre, avec, parmi les révolutionnaires par les Girondins qui pensent démasquer le roi, etc. A ce momentlà, surgit la notion patriotique de défense du territoire -où Danton va jouer un rôle premier- et
dans ce processus la nation, confondue avec les représentants de l’Etat, défend le territoire qui n’est autre que le royaume tel qu’il a été constitué…, ce qui fait qu’ensuite, dans
l’historiographie, le territoire a été sacralisé par la défense patriotique ; implicitement, la construction de ce territoire sera elle-même sacralisée et dans l’historiographie républicaine, tout ce qui est crime, tout ce qui est résistance aux annexions royales va être complètement occulté. Ceci n’est pas arrivé comme le saint-Esprit. C’est un processus historique qui aboutit à ce concept.
S.B. – Sous le terme de "nation", quand on parle de Renan, c'est un idéal qui masque autre chose; parce que la nation, c'est à certains moments une volonté de vivre ensemble, c'est un projet politique, d'autre part, la "nation" a été le terreau de tous les nationalismes, de tous les impérialismes. Quand on parle du siècle des nations au XIXème siècle, c'est aussi le siècle des nationalismes; c'est l'ère coloniale qui enfante les pays européens.
B.Z. – J'adhère à ce que vient de dire Suzanne « la nation est un processus », et en tant que processus, le concept comme la chose sont le produit d’un rapport de forces. Il y a peut-être une notion abstraite idéale, mais ensuite il y a un rapport de forces qui fait que c’est telle ou telle acception finalement qui prévaut, qui l’emporte. Et ce processus, et donc ce rapport de forces, sont toujours à l’oeuvre ; ils sont toujours sur le métier aujourd’hui, et c’est pourquoi c’est tellement sensible pour nous. Je crois que la notion qui émerge au moment de la révolution française et qui est une spécificité française, me semble tout à fait pertinente pour
aujourd’hui mais reste qu’il nous appartient de la traduire dans les faits. Donc, nous sommes toujours dans le processus ; nous sommes toujours dans le rapport de forces.
S.C. – Je veux juste dire qu’il y a une contradiction entre, justement cette notion d’un processus qui est capital pour aujourd’hui parce qu’il y a un nouveau processus à inventer et Sieyès qui produit un concept "essentialisé" de la nation ; l’"essentialisation", c’est le contraire du processus.
B.Z. – J'y vois un peu comme la différence qu'il y a entre la chute des corps dans le vide et la chute des corps dans l'atmosphère : il y a une loi et puis il y a la façon dont la loi est "interprétée" par la nature, c’est à dire par les forces physiques qui sont à l’oeuvre. Le fait que l'atmosphère vienne ralentir la chute de la pierre n’infirment pas la vérité de la loi dans son abstraction. Donc, si Sieyès a énoncé un principe abstrait…
Lucie Cohen Boulakia. – Je ne suis pas historienne ; ce que je comprends de vos débats, c’est que finalement Sieyès aura donné lieu au nationalisme –j’allais dire- FN, pour parler plus vite, et le processus historique est une vision plus large ?
S.C. – Sieyès qui, entre parenthèses, sera l’auteur de la Constitution de l’an VIII qui cautionne
le coup d’état de Napoléon…
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Après midi – Intervention de Suzanne Citron
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B.Z. Nous avons cet après-midi deux questions à examiner. Ce matin, nous avons vu l’élaboration de la construction historiographique –il s’agit du cas français-. Cet après-midi, nous allons passer tout de suite la parole à Suzanne pour les deux points suivants, tels qu’ils ont été énoncés ce matin par Marie Jo ; c’est : transmission de cette élaboration et crise de l’identité nationale.
S.C. – Je vais d’abord, assez rapidement, parler de la transmission et puis, tout de suite après de la crise de l’identité nationale ; pour le débat, je pense que c’est bien que les deux choses soient liées. Cette construction de l’historiographie du XIXème siècle avec les Gaulois en amont puis les rois qui ont fait la France, et la Révolution et la succession des régimes, c’est une histoire que les fondateurs de la IIIème République avaient dans la tête, mais qui s’était déjà assez cristallisée sous le Second Empire avec, notamment, Victor Duruy qui en même temps était historien. C’était plus ou moins ce schéma du passé que les fondateurs de la IIIème République voulaient transmettre par l’Ecole, dans un but absolument explicite qui était –aujourd’hui, on pourrait dire "de nationaliser"- d’inculquer la nation à tous les petits Français dont on
rappelait ce matin que, vers 1870, la langue maternelle des deux tiers n'était pas le français. Ce qui pose un des problèmes de ce matin pour savoir dans quelle mesure la nation de Renan était déjà intériorisée au moment de la fondation de l'école publique. En tous cas, l'objectif était de franciser par l'obligation du "parler français" et l'éradication de ce que l'abbé Grégoire et les Conventionnels avaient appelé les patois; ce qu'on appelle aujourd'hui sans les avoir vraiment reconnues "les langues de France". Mais l'objectif de l'école, c'était de les éradiquer en communiquant un passé commun par l'histoire de France enseignée à tous les petits
Français. Pour la francisation, il y avait à côté de cela le service militaire. J'ajoute qu'en dehors de l'école, il y avait eu, par delà les "petits pays" ou les "petites patries" un certain sentiment collectif par le développement du suffrage universel masculin qui était devenu une réalité, même avec les candidatures officielles, sous le Second Empire.
Il faut comprendre la nature de la démarche par rapport à l’histoire des dirigeants républicains et des historiens de l’époque. Ce schéma repose sur une alliance entre un positivisme très scientiste, qui suppose qu’on peut aboutir au progrès grâce à la science et, d’autre part, une conception de la vérité historique qui veut qu’à partir du moment où on utilise les documents écrits, on aboutit à la vérité historique ; le positivisme, c’est l’idée que le discours est le reflet de la vérité. Mais, ce dont on n’était pas conscient, c’est qu’au positivisme scientiste, on alliait une sublimation patriotique et nationale –je rappelais ce matin que c’était dans le contexte de la défaite et qu’on imagine mal aujourd’hui la profondeur de la meurtrissure de cette grande nation qui s’était fait battre honteusement par les Prussiens. Par exemple, un des professeurs
d’histoire que j’ai "rencontrés" dans ma thèse –je crois que c’était Mallet- disait que « l’histoire est la vérité ; la France est la vérité » ; le mot "vérité" était allié à la fois à l'histoireet à la France.
Qu'a-t-il été transmis sur la base de ce schéma ? Il faut rappeler que le "Petit Lavisse" s'est prolongé jusqu'en 1950 ; on le rencontre encore au début des années 70 où il existe encore des manuels où on voit Brazza libérant l’Afrique de l’esclavage –le ton du "Petit Lavisse"-. Ce qui est transmis en premier lieu, c'est évidemment, dans une certaine mesure, l'adhésion à la République car dans le contexte des années 1880 et jusqu'en 1900, où existe une fraction royaliste, monarchiste- ce qu'on appelle la République à l'époque- c'est le régime républicain. Donc, transmission du fait que « le régime, c'est la République », mais transmission avant tout d’une histoire-célébration -célébration de la France-, transmission d’un sentiment national par
le récit d’une légitimation et d’une identification aux Gaulois comme ancêtres, aux bons rois
qui ont fait la France, à la Révolution prise comme un bloc absolument positif –avec les bons et les méchants- où le "Petit Lavisse" héroïse le petit Barrat, diabolise les Vendéens et se tait complètement sur les noyades de Carrier. Donc, identification à la Révolution comme support de la République, et enfin identification aussi à la République coloniale. Le Malet-Isaac avait un chapitre entier sur l’oeuvre coloniale de la IIIème République qui se terminait avec un bémol sur les petits problèmes mais disait que c’était l’une des choses les plus importantes que la IIIème République avait faites.
Voilà en gros le schéma transmis. Il faut voir, par rapport au schéma que nous avons dans la tête, que ce que certains critiques appellent le "droit-de-l"hommisme" –la référence aux droits de l'homme- n'est pas du tout dans le vocabulaire des Républicains de l'époque, qui est bien plus la Patrie, la Nation, la perpétuelle juste cause de la France. Je voulais citer tout à l'heure, au nombre des occultations, celles qui sont relatives aux bons rois qui ont fait la France et la manière dont ils sont présentés. Il y a quelques années, au moment du tricentenaire de la révocation de l'Edit de Nantes, j'avais fait une étude sur Louis XIV et les protestants dans les manuels. Il n'y avait presque rien sur les protestants. L'idée qui était dans le "Petit Lavisse" était que ce que Louis XIV avait fait n'était pas très bien, mais le plus grave était que les protestants qui étaient de bons artisans, de bons commerçants, étaient tous partis à Berlin et exportaient des compétences pour mieux nous vaincre ensuite. Dans cette identification aux bons rois, on continue à magnifier Louis XIV et on occulte complètement la dévastation du Palatinat. Il y a quelques années, j'ai eu l'occasion de lire les Mémoires de la princesse palatine qui était la femme d'un des frères de Louis XIV qui d'ailleurs était homosexuel; elle recevait des lettres terribles de sa famille, mais on n'en parlait jamais.
Dans ce schéma, les occultations concernent tout ce qui est le passé historique des espaces qui ont été annexés par les Capétiens. Si on les met dans l'ordre, c'est le Comté de Toulouse au XIIème siècle –appelé "Languedoc" après son annexion, parce que ses gens parlaient l'oc- laProvence -rattachée pendant un certain temps à la Bourgogne-, la Bretagne, la Franche Comté sous Louis XIV –et ce qu'on ne sait pas, c'est que la Franche Comté faisait partie d'une certaine Bourgogne placée un moment sous le contrôle du Roi d'Espagne, et que les Francs Comtois préféraient la domination très lointaine du Roi d'Espagne à celle qui s'annonçait,
beaucoup plus proche, du roi de France ; et il y a eu une résistance franc comtoise et des bourgeois francs comtois portaient en écharpe les couleurs d'Espagne pour protester contre l'annexion française-. Donc, sous Louis XIV, il y a les Flandres, l'Alsace qui n'est devenue française qu'au tournant du XVIIème / XVIIIème siècle, et dans le courant du XVIIIème siècle, la Lorraine, la Corse, pendant la Révolution mais avec un plébiscite la Savoie qui est ensuite
retirée mais reviendra à la France seulement sous le Second Empire en échange de je ne sais
plus quoi après Magenta-Solférino. Il y avait donc eu la Corse qui avait été indépendante pendant un certain temps et pour laquelle personne ne sait que Rousseau avait écrit une constitution. Parallèlement, il y avait eu
le premier empire colonial dont subsistent au XIXème siècle les Antilles, et le deuxième empire colonial qui commence en 1830 avec l'Algérie et qui se prolonge avec le Tonkin, etc. Il est complètement évident que sur les exactions qui ont accompagné la colonisation, même dans le Malet-Isaac il n'y absolument rien; au contraire il y a des phrases qui la justifient. Par exemple à Madagascar, la reine Ranavalo se révolte… la phrase est tournée de telle sorte qu'il est absolument normal de l'expatrier.
Voilà un peu ce qui a été transmis. Je pense, devant les problèmes extrêmement complexes qu'on peut appeler "la crise actuelle de l'identité nationale", qu' on peut dire que d'un côté il y a cette transmission d'une historiographie de la célébration sans aucune critique –donc une histoire purement célébratrice qui s'est accompagnée d'ailleurs de l'éradication des langues
parlées, sauf en Alsace. En Alsace, la situation est particulière du fait qu'elle n'était pas française au moment de l'instauration de l'Ecole, en 1880/1881, et jusqu'en 1914 donc de la fondation-stabilisation de la IIIème République; d'où le problème alsacien tout de suite après la guerre.
Il y a donc d'un côté cette transmission. Mais si on essaie de comprendre ce qui se passe à l'heure actuelle, je pense qu'on peut parler d'une suite de chocs qui mettent en doute cette histoire-célébration ; et là je peux me prendre en exemple, en témoin, parce que moi j’ai complètement avalé –toute Française-Israélite que j’étais par ma famille- cette histoirecélébration, nos ancêtres gaulois et le fait qu’on apportait la civilisation par la colonisation. Ces chocs, c’est la mise en question d’une histoire qui, finalement, aboutit à toujours
légitimer l’Etat –une histoire de la "raison d'Etat"- et une histoire d'occultation des autres histoires, de l'histoire de l'Autre, occultation que l'Etat justifie puisque l'histoire de l'Autre
pourrait mettre en doute cette histoire-célébration.
Pendant la guerre d’Indochine et ensuite la guerre d’Algérie, cette histoire n’était pas du tout mise en doute. Toute l’idéologie de l’Algérie française reposait sur la notion d’une France une et indivisible, puisque l’Algérie c’était trois départements français ; donc il y avait une caution par l’idéologie républicaine coloniale de cette présence française en Algérie. Parmi les autres occultations ou absences de réflexion, il n’y avait absolument rien sur le code de l’indigénat… on parlait uniquement du décret Crémieux qui avait accordé le doit de citoyenneté aux Juifs et on ne soulignait absolument pas –même sans parler de ces pseudo-citoyens musulmansl’existence d’une bourgeoisie musulmane qui n’avait absolument pas le droit à l’identité. Je pense –vous direz ce que vous en pensez, pour moi ça a été terrible- que ce n’est pas à ce moment-là que l’interrogation sur l’histoire s’est éveillée.
D'abord il y a eu mai 68 qui a entraîné toutes sortes de mises en question et où on a assisté à un réveil des revendications –il faut trouver un mot parce que "régionalistes" n'est pas du tout le mot qui convient-… revendications d'identités des composantes françaises dont, justement, cette identité était niée. En 1979, il y a eu un travail universitaire : une Histoire d’Occitanie sous la direction de Robert Laffont -qui est linguiste et militant pour l'histoire- publiée chez Gallimard et jamais rééditée. Il y a Morvan Levesque, journaliste au Canard enchaîné qui a publié au Seuil, dans les années 70, son bouquin Comment peut-on être breton?. Donc, il y a eu ce réveil.
Sur la caution donnée à l'Etat, dans l'histoire récente il y avait les occultations du rôle de Vichy dans la déportation des Juifs ; et là, c’est un historien américain Paxton, -qui a été traduit en France, je crois en 1972- qui a donné le premier coup à l’illusion du double jeu de Pétain.
Tout à coup, au cours des années 80, il y a eu la découverte de la nouvelle multiculturalité française, multiculturalité visible parce qu’il y avait beaucoup de gens qui n’étaient pas tout à fait blancs, donc une multi-ethnicité qui apparaissait, et d’autre part l’émergence de l’islam dans la société française. Les années 80 sont donc très importantes, d’abord parce qu’on s’interroge –on était beaucoup plus ouverts dans les années 80 que dans la France actuelle- ; après la guerre d’Algérie on savait qu’on ne pouvait plus parler d’assimilation, alors est-ce que c’était insertion ou intégration –il y avait tout un débat là-dessus- et c’est à ce moment-là que la Ligue de l’enseignement, qui avait été très "IIIème République" dans tout son parcours, a commencé à évoluer et, avec d'autres –le PSU existait encore- posait la question d'une redéfinition de la laïcité, d'une laïcité multiculturelle. Dans ce sens-là, d'un côté c'est l'émergence du Front national –Dreux, c'est 83- et puis il y a eu la première affaire du voile – Creil en 89-. Donc, deuxième ou troisième série de chocs.
Et puis dans les années 90, nouvelle série de chocs par la médiatisation –là, vraiment au sens de la médiatisation- des faits cachés qui mettent en question l'Etat : des crimes d’Etat, essentiellement le procès Papon –c’est Vichy mais aussi le 17 octobre 1961- et puis, quelques
années après un peu, via "le Monde", le problème de la torture en Algérie, il y avait eu les mémoires de Massu, mais il y a surtout les mémoires du général Aussaresses, tout ça extrêmement médiatisé ; une médiatisation qui pose des problèmes de mensonge pour l’histoire récente, mais qui ne débouche absolument pas sur les interrogations de ce matin :
pas d’interrogations historiographiques. Alors que, depuis quelques mois, nous n’en sommes pas tout à fait à ce qu’il y ait une grande émission sur la "1", où je sois conviée à dire ce que je vous ai dit ce matin… Malgré tout nous sommes dans un mélange extrêmement complexe d'une crise dans laquelle je suis persuadée
qu'il y a le problème de l'historiographie de la IIIème République qui s'est quand même construite sur une base jacobine dans plusieurs sens du terme –centralisation administrative, programmes nationaux de l'Education nationale etc., France une et indivisible, incapacité à conceptualiser une quelconque multiculturalité ; si jamais on en parle, on est renvoyé dans
l'enfer du communautarisme- ; donc, il y a cette crise complexe du jacobinisme et puis l’émergence de l’interrogation sur le fait colonial et l’esclavage comme faits occultés ; on aboutit à des revendications mémorielles, à la victimisation : « On est des victimes parce qu’on n’a jamais parlé de nous » ; face à cela, la langue de bois oppose l’adjectif "républicain" ou le substantif "République" qui resterait la clé de la solution à cette crise. Or, et cela même la Gauche n'en parle jamais, alors que Gambetta et même Jules Ferry avaient un programme décentralisateur –Jules Ferry voulait même supprimer les préfets- lorsqu'ils sont
arrivés au pouvoir, finalement, ils ont trouvé plus commode de conserver les préfets -le "jacobino-napoléonisme" du fonctionnement de l'administration française avec sa hiérarchisation, un système de programmes scolaires nationaux, ses grandes écoles etc. S'ajoute à cela tout le contexte environnant : le problème de l’Europe, la mondialisation et la pluri-ethnicité de la société française, plus l’aggravation des inégalités.
Voilà le contexte dans lequel nous sommes plongés.
B.Z. – Merci beaucoup, Suzanne. Soufflons un peu et passons aux questions… |
Débat de l'après midi |
J.P.J. – C’est juste un point que j’ai appris récemment. Par exemple, vous n’avez pas mentionné dans les choses occultées importantes des années 1880, la Commune de Paris. Il y a des dizaines de livres qui paraissent sur Etienne Marcel ; on en offrait souvent comme prix aux élèves des écoles primaires. De la Commune de Paris, lorsqu’on en parlait, c’était pour stigmatiser les Communards
S.C. – Alors que j’enseignais avec le fameux Malet-Isaac, j’ai découvert la Commune pendant que j’étais à Londres -dans la bibliothèque de l’Institut français de Londres- avec l’Histoire de la commune de Lissagaray –qui n’était pas encore rééditée chez Maspero- ; j’étais absolument soufflée ; j’avais enseigné la guerre civile, etc. tout ce qu’on disait sur la répression… Au début des années 60, il y a eu un commencement d’éclairage nouveau lorsqu’il y a eu le centenaire de la Commune. C’est après 68 que les étudiants ont commencé à contester l’éclairage académique…
B.Z. – Il est certain que mai 68 a vu l’émergence –ou la réémergence- de la Commune de Paris. Un vieux militant ouvrier mort en 68–qui n’était évidemment pas assez vieux pour l’avoir connue, mais qui était un militant du mouvement socialiste de la fin du XIXème sièclequi, en mourant entendait les étudiants crier « vive la Commune », disait « Au moins, j’aurai entendu ça avant de mourir ».
S.B. – J’ai un témoignage de lycéen. J’avais un prof qui nous parlait de la Commune. L’occultation n’était pas aussi systématique qu’on pourrait le penser à travers la seule lecture des manuels. Il y avait aussi les partis, le Parti socialiste, le Parti communiste…
S.C. – Oui, bien sûr, d’ailleurs ce sont des personnages qui continuent à être ignorés : les militants de la première Internationale, un type comme Varlin c’est complètement fou de penser qu’il est totalement ignoré de la société française.
B.Z. – On trouve des retombées ou des dégâts collatéraux probablement de la chose dans le domaine scientifique et universitaire, avec l’occultation d’un géographe comme Elisée Reclus, -encore aujourd’hui d’ailleurs- qui a soutenu la Commune et qui, à mon sens, par son travail de recherche pourrait être considéré comme un des pères de la géographie moderne et qui est totalement occulté à l’heure qu’il est encore…
S.C. – Parce qu’il ne faut pas oublier que la République, dans la période incertaine de 1871- 1875 –les lois constitutionnelles- s’est quand même construite sur une diabolisation de la Commune. D’où l’évacuation complète de la question ouvrière ; ce n’était pas le problème de Jules Ferry.
A.M.V. – A titre d’exemple, en 71-72 Bayard-Presse m’avait demandé de faire le contenu d’un scénario d’une bande dessinée sur la Commune de Paris pour le journal Okapi. Je me suis régalée à faire ce texte –je l’ai encore-, c’était fascinant ; je leur ai livré et, lorsqu’ils l’ont lu, ils l’ont tout de même publié, mais ils ont reçu des tonnes de lettres de protestation sur la
présentation de la Commune de Paris ; or je venais de lire Lissagaray et Rougerie et j’étais complètement imbibée de cette historiographie-là et ils se sont fait assommer. Pourtant ce n’était qu’une réhabilitation de la souffrance des gens pendant cette période-là, de l’agression des Versaillais, de la malhonnêteté du pouvoir républicain qui s’est instauré derrière, mais nuancée ; je n’avais pas fait une histoire "révolutionnaire" de la Commune.
B.Z. – Pour mettre de l'ordre et avancer un peu : s’il y a des questions, comme ce matin, nous allons les relever et ensuite, Suzanne verra dans quel ordre il est préférable d’y répondre.
M.L. – Lorsqu’on voit de quelle longue période soporifique nous sortons, où on vivait dans le confort d’une histoire pacifiée où même les noms de rues qu’on traverse font cohabiter le Boulevard Thiers avec la rue Henri Martin, dans laquelle on avait pris l’habitude de se complaire… Nous nous trouvons brutalement confrontés avec des gens qui ont d’autres mythes fondateurs. Comment sortir de notre édredon ?
Edouard.Fournier. – Comment se mobiliser face à des politiques qui veulent refaire l’histoire ? Je peux prendre deux exemples : aux Etats-Unis où George Bush a autorisé une remise en cause de la théorie du darwinisme dans les écoles, et qui a même autorisé les systèmes d’éducation privée qui sont en train d’enseigner l’histoire selon la Genèse, et plus près de nous en France, avec cette loi sur les aspects positifs de la colonisation française. Et cela me fait peur ; ça veut dire qu’on est en train de refalsifier l’histoire, que les hommes politiques la réécrivent comme ça les arrange. Comment éviter de retourner dans la même
logique.
M.C. – On parlait ce matin de mythe, et là on est en train de recréer un mythe ; en même temps, ce que vient de dire Michel me paraît important : que toutes cette population nouvelle qui est ici a elle aussi ses propres mythes, ses propres références. Ma question serait comment sortir par le haut, comment créer une identité nouvelle de la France où tout le monde se retrouve, où tout le monde intègre ces histoires qui viennent de partout, qui sont là à notre porte.
E.C.B. – Moi, ce n’est pas une question. Je voudrais simplement, avant qu’on se sépare, peutêtre rappeler que, parmi tout ce que nous avons comme écrits de Suzanne Citron, nous avons quelques lignes qui me paraissent profondément éclairantes : « Une nation, non plus gauloise, homogène et passéiste mais plurielle, métissée et ouverte sur l’avenir, une République plus fraternelle capable de reconnaître et de valoriser l’unité sociale et la dignité de tous les travaux et métiers propres et sales, manuels et intellectuels, nécessaires, indispensables à "l’être ensemble" de notre société » et enfin : « le temps serait-il enfin venu d’une histoire
nationale, inscrite dans l’histoire humaine, une histoire plurielle et commune, polyphonique et
mélodique dans laquelle chaque Française et chaque Français se connaîtrait comme sujet du passé et se reconnaîtrait citoyen d’aujourd’hui. » Je pense que, parmi tout ce qu’on a comme éléments, il est important de la rappeler.
S.B. – Ce n’est pas une question ; c’est une sorte de réaction. Je partirai d’une expérience que j’ai eue à l’université Paris VIII, parce qu’à Paris VIII j’avais dans mes cours en première année de DEUG un public qui était à 60% "jeunes issus de l’immigration", donc des Maghrébins, des Africains d'Afrique noire… Au cours de la discussion, je leur ai un peu parlé d'histoire et je leur ai dit « il y a une histoire mythique (les Gaulois etc. la célébration de la France…) et puis il y a également des événements de l’ère contemporaine qui font partie d’un
legs que beaucoup de gens peuvent partager quelle que soit leur origine. Je leur ai parlé de la littérature française, de certaines dimensions de la République qui peuvent être positivées ; je leur ai parlé de la loi du sol de 1889 –ce qui est très important, même s’il y a des ambiguïtéset puis je leur ai parlé du Front populaire, de la protection sociale… et là je dois dire qu’il y a eu là une attention assez étonnante de leur part. Il y a eu une prise de parole des étudiants qui ont dit « de toutes façons, nous on est Français et si on est Français, on peut se référer à ça. » Donc, lorsqu’on parle d’événements fondateurs, on peut parler de mythes au sens de
"falsification de l'histoire" mais on peut aussi parler de moments de l’histoire politique française qui peut être appropriée par des gens sont d’origines très variées.
E.C.B. – Personne n’a dit le contraire.
François Vaillé. – Il y a un point où j’ai été frappé à la conférence qui a eu lieu il y a une dizaine de jours, où nous étions avec Michel Chesseron, autour du bouquin d’Olivier Le Cour Grandmaison. Un participant est intervenu à un moment donné en disant « mais qu’est-ce que c’est que ce pays qui se prétend encore la patrie des droits de l’homme ? » Même ces valeurs, on se rend compte aujourd’hui que des gens qui ne partagent pas les mêmes mythes que nous ne sont pas toujours prêts non plus à trouver ça comme un nouveau mythe fondateur.
B.Z. – Je voudrais intervenir à mon tour pour une ou deux remarques et peut-être une question. Je voudrais en revenir à cette notion de "nation" autour de laquelle on parle beaucoup depuis ce matin. Il me semble que, lorsqu’on parle de nation, ça recouvre deux choses. On a parlé ce matin de la dimension politique de la notion –nation, Etat…- on a aussi parlé , mais sans approfondir autant, d’une autre dimension qui est la dimension culturelle. Je tourne depuis longtemps cette question pour moi-même : est-ce que beaucoup de problèmes passés et contemporains ne viennent pas du fait qu’on fait une confusion et on oppose ces deux notions dans la pratique politique. C’est à dire est-ce que la IIIème République par exemple, en voulant unifier –autour
d’un mythe, on est d’accord- en voulant unifier la nation et parachever la construction de l’Etat et de l’Etat républicain dans un contexte très difficile que vous n’avez pas évoqué tout à l’heure qui sont les assauts constants des royalistes…
S.C. – Je l’ai dit…
B.Z. – vous l’avez dit, alors ça m’a échappé excusez-moi. Je le rappelle tout de même. C’est très important pour situer aussi cette construction du mythe. Est-ce que la République n’a pas outrepassé la mission qu’on pouvait attendre du politique qui est de faire que les gens puissent vivre ensemble dans un pays, en écrasant les cultures ? Est-ce qu’il était obligé d’écraser les cultures et surtout de les écraser à ce point ? Ce problème n’est pas spécifiquement français ; ce problème se pose aujourd’hui à nous, dans la mesure où nous avons des cultures "importées"; et je me demande si aujourd'hui l'écrasement de ces cultures, leur occultation, le mépris qu'on affiche ou tout simplement l'ignorance, n'est pas un des problèmesfondamentaux de ces populations immigrées qui sont aujourd'hui bien françaises avec une culture qui n'est pas reconnue. C'est une question que je me pose.
Et puis, je pense aussi à l'Espagne. Vous n'êtes pas sans savoir qu'en ce moment il y a en Espagne un problème qui nous échappe complètement à nous, Français, parce qu'on est très
nombrilistes, c'est le projet du gouvernement Zapatero de reconnaître la Catalogne comme
une nation ; il y avait 200.000 personnes dans la rue à Madrid hier ou avant-hier ; le problème
en Espagne atteint aujourd’hui une dimension qui est étonnante –surtout venant de la Catalogne-parce qu’on pensait que les choses n’iraient pas si loin. Et là, la question qui se pose à l’Espagne mais qui peut très bien se poser à nous –il y a d’ailleurs plusieurs questions-, c’est cette volonté de la Catalogne qui aujourd’hui a une autonomie qui frise l’indépendance, qui veut encore plus… qu’est-ce qu’il y a derrière ? Or, ce qu’il y a derrière, c’est simple ; c’est ce qu’il y avait derrière la dislocation de la Yougoslavie : les riches veulent garder leurs
richesses pour eux. C’est intéressant de faire des comparaisons, si elles ont un sens toutefois. Alors pour moi,
cette comparaison a un sens, parce que les dangers – et c’est là que je voulais en venir- les dangers que font peser les mythes nationaux se posent à toutes les échelles. La question fondamentale, c’est comment faire vivre pour la France –un pays de 60 millions d’habitants-, comment le gérer, comment le faire vivre, autour de quelle idée –comme disent les musulmans de nos amis avec lesquels on discute souvent « il faut que je sache d’où je viens pour savoir où je vais » ; qu’est-ce qu’on peut dire aujourd’hui ?
Pour cela, il y a chez Suzanne Citron des éléments de réponse extrêmement intéressants. J’ai tiré, pour ceux qui ne l’auraient pas, la conclusion du livre L'histoire de France autrement qui est à mon avis d’une pertinence actuelle totale. Je vais vous lire juste quelques lignes, et j’arrêterai là. « Quelle histoire veut-il qu’ils apprennent [il s’agit des enfants] et de quelle histoire avonsnous besoin nous-mêmes ? Il nous faut des repères pour embrasser l’immense histoire de l’humanité et y inscrire la nôtre. Dans ce passé dont nous ne saurons jamais tout (c’est moi qui le souligne), captons les échos qui parlent à notre vie, recherchons les lumières qui éclairent les fluidités du présent (c’est moi qui souligne), découvrons la multiplicité de nos
racines. » et il y a la dernière phrase à retenir « le passé comme le présent des hommes est opaque, complexe, contradictoire. » et on retrouve cette notion que j’ai soulignée à plusieurs reprises chez vous ce matin, c’est celle de contradiction, de prise en compte des contradictions.
Ça répond à mon avis largement à la question d’Edouard : comment en sortir ? On n’en sortira pas si on ne prend pas en compte les contradictions ; mais cela demande un travail de fond à toutes les échelles, à tous les niveaux et il est sûr qu’on ne trouvera pas de réponse demain ou après-demain ; mais c’est le travail qui doit être engagé et qui l’est par certains côtés en actuellement, grâce à des gens comme Suzanne, mais pas seulement, aussi dans les quartiers...
J’ai quand même posé plusieurs questions. Je n’ai pas eu le temps de les noter.
S.C. – Je crois que, maintenant, le problème est dans les obstacles, et non pas l’analyse –sur laquelle nous sommes tous d’accord-, sur le fait qu’il faut trouver une histoire qui soit commune et diverse, une histoire humaine, des repères communs, intégrer les mythes des autres c’est à dire pouvoir leur expliquer ce qui est mythique aussi chez eux tout en reconnaissant que ça leur appartient. Pour moi, par exemple dans le Mythe national qui est paru en 87, ce que je souhaitais, c'était poser un problème, puis ensuite il y avait des gens beaucoup plus cotés, connus, que moi, il y avait de grands historiens, il y avait les cotés des Annales, il y avait Duby, Le Goff, il y avait encore Braudel à ce moment là, et donc mon problème c'était qu'il y ait un grand débat en France comme d'ailleurs il y en a eu en Allemagne où ça a été un débat de l’Allemagne fédérale à l’époque, un débat assez compliqué sur le fonctionnalisme et l’intentionnalisme pour savoir si c’étaient les camps de concentration soviétiques qui avaient commencé avant les camps de concentration allemands, enfin sur l’histoire récente. Ça a été un grand débat
dans la presse. Moi, d’abord j’avais un petit éditeur et l’interpellation modeste ; ça n’a pas du tout touché les institutions en tant que telles, le système universitaire, les fabricants de programmes, l’Education nationale en tant que telle. Par ailleurs, ça a été un bouquin qui a circulé, qui a été réédité une fois et qu’on trouve quand même en référence dans pas mal de
choses. C’est resté quand même marginal et tout à coup, c’est comme si il y avait un moment et une opportunité alors que j’avais un peu renoncé. Depuis ces quelques mois, avec ces revendications des mémoires victimisées etc. et toute cette pagaille historiographique, on a un moment. Je ne sais pas ce qui va se passer. Vous, avec vos expériences de quartiers, de fabrication d’histoire… Il y a des jeunes universitaires dont on disait tout à l’heure qu’ils s’engueulent les uns les autres, même quand ils sont sur le terreau de l’histoire coloniale, c’est quand même assez triste. Mais les mandarins et le système même… d’abord, l’historiographie
–et Anne Marie y a fait allusion- n’est pas un créneau reconnu dans l’université française. Peut-être que l’ancienne génération va partir en retraite… ils sont quand même très centrés sur l’Hexagone, ils n’ont pas du tout de perspective de mondialité et comme ils sont chacun spécialisés, ils ont leur casquette "Histoire ancienne", "Histoire du moyen âge", "Histoire moderne", "Histoire contemporaine" qui commence en 1789… et là-dedans leurs petites séquences et, d'après ce que j'entends –parce que je ne suis plus très au courant- la
spécialisation tend plutôt à se développer actuellement dans l'université et c'est plutôt ailleurs que dans l'université qu'il y a des demandes et qu'on est obligé de penser globalement. Je ne sais pas dans quelle mesure, dans les IUFM, il peut se passer des choses et l'édredon dont je ne sais plus qui parlait tout à l'heure, il est aussi dans l'université.
S.B. – Il y a des objectifs intermédiaires, par exemple si on prend les manuels scolaires, on devrait intégrer une histoire "des" immigrations. L'immigration surgit dans les manuels du secondaire dans les années 80, avec le regroupement familial, alors qu'il y a toute une histoire des immigrations : ça commence avec les Belges et les Italiens. Des choses comme ça sur lesquelles il faudrait travailler.
A.M.V. – Je voudrais revenir sur une chose –Bernard l’a dit tout à l’heure- on n’a rien dit sur le fait que, depuis vingt ans, le Conseil national des programmes ne fonctionnait pas, fabriquait des programmes dans lesquels les silences de l’histoire étaient répétés sans arrêt, dans lesquels la présentation du fait colonial, de nos colonisations… Oh ! on a fait un petit peu d’efforts. Je me souviens qu’au cabinet de Ségolène Royal, elle avait décrété qu’il fallait absolument mettre en évidence l’histoire de la guerre d’Algérie et elle avait réuni la FNACA plus quelques historiens, sans se poser la moindre question sur ce qui allait sortir du chapeau, se disant qu'avec ces gens-là on allait refaire l’histoire… Et moi, je lui disais « Vous rêvez, pas avec des gens comme ça ! » Elle a quand même commencé à faire des groupes de travail là-dessus, qui n’ont abouti à rien. Mais je continue : le Conseil national des programmes et ces groupes de travail pluridisciplinaire, certains ont plus ou moins bien fonctionné, certains ont donné quelques instructions de programmes qui ont permis quelques petites avancées. Mais qui s’est soucié de cela, dans la société civile, chez ses représentants ?
Ce que tout le monde sait bien, après le feu dans les banlieues, c'est qu'une des raisons c’est l’occultation de notre histoire, ce sont les silences ou les mensonges de notre histoire ; mais qui s’est battu là-dessus ? Récemment le Conseil national des programmes vient de disparaître, qui ça a ému ? qui en a parlé ? qui a bougé là-dessus ? Absolument personne !
S.C. – Il n’y avait aucune raison de s’attrister après ce que tu viens de dire.
A.M.V. – Peut-être parce que c’est pire maintenant qu’avant.
S.B. – Il y a aussi, heureusement, une certaine autonomie, une certaine liberté des équipes d’historiens avec les manuels, celle d’insister sur tel ou tel aspect. Par exemple, je participe à des manuels de sciences économiques et sociales, eh bien dans une équipe qui produit un manuel, on a un certain éclairage particulier ; on suit avec distance les instructions.
S.C. – Il y a le programme…
S.B. – … On ne peut pas ignorer le programme, mais il y a façon et façon d’interpréter. En France, on a un peu trop facilement le recours aux instructions étatiques. Alors, on peut faire pression sur l’Etat pour qu’il infléchisse les choses de telle ou telle façon, mais il y a aussi la société civile, les membres de l’enseignement qui peuvent pousser d’un côté ou de l’autre…
M.L. – Si on fait les programmes comme on fait les lois, c’est à dire en mettant une dose de guerres coloniales à côté de Jeanne d’Arc, de Charles Martel et de Clovis, quand c’est tout un groupe qui est content d’avoir gagné sa petite place dans les manuel et les programmes, ce n’est pas la peine. Reconstruire le fil directeur, c'est ce qui est important. J’ai beau prendre un roseau et l’orner de fleurs en papier, ça ne fait pas un rosier.
E.C.B. – Je ne voudrais pas mettre une note de pessimisme sur les propos que Serge vient de tenir. Il nous a dit en gros « bah ! les programmes sont ce qu’ils sont, mais les profs ont une marge d’autonomie. » Certes, mais ce qui aujourd’hui me paraît quand même grave, c’est que précisément notre distingué ministre des anciens combattants a dit –j’ai lu en détail les attendus de ce qui s’est fait comme discussions pour préparer la loi du 23 février 2005.Il a dit : "un nombre important" de professeurs d’histoire-géographie a pris des libertés absolument insupportables par rapport à l’histoire d’Afrique du Nord et donc il est temps que, justement, le législateur rétablisse un bon équilibre des choses. Et on en a sorti la loi du 23 février avec
son article 4.
Donc, je dirai que les avancées qu’on peut faire il faut les poursuivre. On a effectivement un Etat jacobin que certains défendent mais qui a montré les limites des ravages auxquels on peut arriver, un Etat jacobin qui, à tout moment, lorsqu’on croit gagner une petite marge, la reprend, et il la reprend avec dix pas d’avance.
J.P.J. – Je n’ai pas pensé à apporter les manuels, mais depuis 2004, j’ai épluché les nouveaux programmes de terminale et première du lycée ; on y est beaucoup plus critique sur le fait colonial, la guerre d’Algérie, la colonisation, et je pense que ce n’est pas par hasard si cette loi vient du fait que beaucoup de Pieds-noirs se plaignent de n’être pas du tout reconnus comme ils veulent l’être et que c’est beaucoup trop anti-colonialiste. Je vous conseille de regarder le "Nathan" de terminale, par exemple.
B.Z. – Je rebondis sur ce que vient de dire Jean Pierre à propos de cette loi de février 2005– c'est important pour l'actualité, nous en discutons dans l'atelier "Histoire et mémoire" de l'association : il y a beaucoup de Pieds-noirs qui ne se retrouvent pas dans l'histoire anticolonialiste, c'est sûr, mais il faudrait peut-être préciser que, dans cette affaire, ce sont surtout des lobbies qui ont joué ; il ne faut pas mettre tous les Pieds-noirs dans le même sac ; il y en a qui s'en moquent comme de l'an mille, il y en a qui s'intéressent effectivement à l'histoire de façon sérieuse –il y a toute la palette à ce sujet- mais par contre il y a des lobbies extrêmement actifs et qui ont pesé très lourd dans le contenu du texte de la loi et notamment l'article 4. Je ne voudrais pas me prononcer maintenant sur ce que j'en pense. Je voudrais revenir sur la question "Comment sortir de l'édredon". Je vois deux choses justes en écoutant les uns et les autres. Il y a des échelles différentes, si on parle de sortie. Comme pour tout fait de société, il faut prendre en compte les échelles où on peut agir c'est quelque chose à quoi le géographe que je suis tient beaucoup. Mais je précise que "échelle" ne veut pas dire là "un centimètre représente 50000 centimètres", ce n'est pas dans ce sens; c'est "échelle" dans le sens "ordre de grandeur". Il y a des niveaux où on peut agir et des niveaux où on ne peut pas agir mais qui n'en sont pas moins ni excluants l'un de l'autre, ni plus importants l'un que l'autre.
Je crois qu'au niveau de l'Etat, en tous cas au niveau supérieur –Education nationale et Etat ça a été dit, il y a ce schéma que dénonce Suzanne –dénonciation dont nous partageons la
critique essentielle- et qui bloque effectivement. Il y a là sans doute à revoir le schéma général. Mais le revoir dans quel sens et par rapport à quoi ? Ce ne peut être que par rapport aux problématiques actuelles. Nous n'allons pas revenir sur tout ce qu'on a dit : la place de l’islam, la place du ou des mouvements migratoires anciens et récents, et j’ajouterais aussi l’histoire des régions, l’histoire de la France en Europe, les perspectives du débat européen actuel et plus largement la mondialisation car ces choses-là induisent des peurs considérables, qui font qu'on va se replier sur ce qu’on maîtrise –dans l’édredon en somme. Il y a donc cette échelle-là sur laquelle il nous est difficile individuellement d’avoir une prise directe ; par contre on peut avoir une prise indirecte en tant que citoyens.
Cela m’amène à ma deuxième observation. Sur le terrain, on peut penser, on est obligé de penser autrement et on a là des rencontres, des contacts, des actions qui sont irremplaçables. Parce que là, le travail des associations peut avoir une efficacité. Il y a quelques années, lorsque nous étions à Coup de Soleil, j’avais organisé un colloque à Paris sur le thème "Histoire et mémoire" ; nous avions fait venir David Assouline, de l'association "Au nom de la mémoire", qui a beaucoup travaillé avec Mehdi Lallaoui et d'autres jeunes gens sur la mémoire de la guerre d'Algérie. Ils ont beaucoup oeuvré pour qu'on reconnaisse le 17 octobre 1961. Et je me souviens d'une parole de David Assouline. Il nous a dit « Pourquoi avons-nous créé cette association ? Nous l’avons créée parce que nous pensons que nous ne devons pas laisser l’histoire aux mains des seuls historiens, et que l’histoire doit être prise en charge par les citoyens. » A l’époque, ça m’a beaucoup frappé. J’ai beaucoup aimé cette façon d’inscrire le citoyen et l’action citoyenne dans le travail sur l’histoire ; évidemment, avec toutes les limites que cela comporte, on est d’accord ; c’est d’ailleurs pourquoi on a invité Suzanne Citron aujourd’hui. Nous n’avons pas d’autres interventions. Suzanne, est-ce que vous désirez intervenir ? Ce sera
peut-être nos derniers mots aujourd’hui, parce qu’il va falloir digérer tout ça.
S.C. – J’essaie de réfléchir à ces blocages qu’on a évoqués qui sont réels et comment agir comme historiens.
La crise des banlieues a dû remuer pas mal les choses. Dans France Culture, une émission qui s’appelle "La fabrique de l'histoire" va consacrer la première semaine de janvier à l'histoire nationale. C'est inespéré. Alors, évidemment, ce n'est pas feu "le Conseil national des programmes" ou ce qui le remplace. D'autre part, comme j'avais été invitée à la semaine sur la fracture coloniale, j'ai rencontré un inspecteur général qui s'appelle Laurent Wirth avec qui j'ai un peu parlé après l'émission ; il m'a laissé entendre que ce n'était pas l'Inspection Générale qui faisait les programmes, mais qu'ils étaient en train de réfléchir à une réforme des
programmes du collège ; et il y a toujours les groupes techniques disciplinaires qui continuent à exister. Tout cela est assez contradictoire. Mais ce Laurent Wirth, je l'ai trouvé très ouvert. Je lui ai passé mon petit bouquin L'histoire des hommes qui est la tentative que j'ai faite pour inscrire l'histoire nationale dans une histoire de l'humanité. Entre parenthèses, tentative sans moyens, sans illustrations ni couleurs, éditée par Syros, qui se vendait encore en 2004/2005. Syros est coiffé par Nathan et le grand distributeur ne veut pas de livres qui ne se vendent qu'à 300 exemplaires, ce qui fait que mon livre n'est plus sur la liste de Syros. Je l'ai passé à Laurent Wirth ; je l'ai eu au téléphone depuis, il m'a dit que c'était intéressant. Il n'a pas donné
suite. De ce côté là, je ne sais pas si c'est un rêve, mais il semble qu'ils connaissent le terrain, pas forcément par des inspections dans les écoles mais directement par les gens, pour entendre qu'il faut qu'ils remettent complètement en question l'historiographie actuelle du collège – parce que le collège, c'est capital ;je suis persuadée qu'avec l'absence de sens, les violences y viennent du fait que le savoir transmis ne parle pas aux élèves. C'est particulier, ce que subissent les profs actuels dans les collèges ;j'ai vu un papier dans le Monde ou Libération, il y a quelques jours, c'est vraiment effrayant.
Donc, faire comprendre à ces gens qui ont du pouvoir ce que d'autres historiens, démontrent parfaitement ; par exemple, les gens d'Espace-temps", comme Patrick Garcia, qui ont produit des livres "L'histoire de l'histoire", ; comment ils démontrent que les programmes actuels des collèges, reprennent pratiquement la conception –avec quelques petites modulations pour le XXème siècle- du découpage des programmes du XIXème siècle : Antiquité en 6ème , Moyen âge
en 4ème en 3ème on fait l’histoire contemporaine. Si on étudie les Egyptiens, c’est parce que au
XIXème siècle, d’abord c’était une affaire française avec Champollion, etc. C’est la raison pour laquelle on étudie plutôt les Egyptiens que la Chine. Donc, essayer en tant qu’association de terrain, très proche de ce qui s’est passé, d’expliquer les violences, d'encourager à reconstruire complètement le système historiographique pour le collège. Après la chute du mur, Jacques Le Goff a préfacé un livre sur la mémoire retrouvée à l’Est,
où il dit : "En France on aurait aussi pas mal à faire…", mais il n’a jamais rien fait).Je pense que c’est peut-être de ce côté-là qu’il y aurait une brèche, compte-tenu –soyons positifs- de l’actualité qui fait pression.
S.B. – Et Noiriel ? Il va dans ce sens ?
S.C. – Dernièrement, il y avait un colloque où il intervenait, mais je suis arrivée trop tard pour l’entendre. A la dernière séance, il y avait Daniel Emery qui est un spécialiste de l’Indochine, qui a dit exactement qu’il fallait inscrire l’histoire nationale dans une histoire de l’humanité. Or une histoire de l’humanité, c’est ça qu’on n’arrive pas à faire passer. Il faudrait aussi aller casser la porte de la rue Solferino, faire un sit-in devant la rue Solferino pour que le PS sorte de sa crasse intellectuelle et idéologique. Donc, je n’ai pas entendu Noiriel. Il faut dire qu’il est très branché sur l’histoire de l’immigration, il a fait un bouquin très important, Le Creuset français. Mais alors, tous ces historiens, ils ont tous leur ego, leurs frustrations, et ils sont tous un peu caractériels. C'est terrible parce qu'ils se cherchent noise ou ils se jalousent, ils sont jaloux de leur pouvoir, ils se jalousent les uns par rapport aux autres, alors qu'ils sont dans les mêmes zones et dans les
mêmes problématiques.
S.B. – Laurent aussi a raté une occasion.
S.C. – Je n'en ai pas parlé. Parce que dans les blocages je mets en question la parution et la médiatisation des lieux de mémoire avec ce que représente Nora comme pouvoir médiatique.Parce que Les Lieux de mémoire, c'est paru sur dix ans. C'est une série de contributions trèsspécialisées, souvent très intéressantes, mais chaque spécialiste a sa connaissance particulière ou son dada dont il dit des choses très savantes, et Nora fait la couture (sans jeu de mots). Les deux premiers tomes, c'est sur la République ; à ce moment-là, Nora est encore très nationaliste puisqu'il parle de "la France de Bouvines à Valmy". Dix années passent et il se
croit obligé de faire trois tomes qui s'appellent Les France sur lesquels Noiriel a tout de même été sollicité pour faire un truc sur l'immigration ; il n'y a aucun lieu de mémoire colonial, il n'y a pas de lieu de mémoire pour les Juifs –mais il faut dire que la communauté juive continue à avaler d'un côté les mythes gaulois et est d'un autre côté pro-israélienne- et ils ne se sont pas du tout interrogés sur le fait qu'ils sont absents de l'histoire. Noiriel dans les années du "Creuset" avait une petite émission de télévision qui s'appelait "Racines"; il m'avait invitée. Avec leur Musée de l'immigration, je suis tout à fait d'accord avec le fait que si on rajoute à
chacun son truc, l'histoire de l'immigration, ceci cela, mais qu'on ne remette pas en question le schéma, on ne répondra pas aux demandes avec lesquelles vous êtes confrontés.
B.Z. – Deux choses à propos de ce Musée de l'immigration : j’assistais il y a trois jours à une journée d’étude en Essonne sur l’histoire des grands ensembles ; il y avait quelqu’un qui était archiviste à Chamarande. La question a été posée par quelqu’un de savoir si on y intègrerait dans ce Musée les migrations internes. Ils ont dit qu’ils ne l’avaient pas envisagé au départ, mais que maintenant ils pensent y introduire les migrations internes. C’est intéressant parce que j’ai pu vérifier en animant un groupe de parole de femmes il y a un an dans une cité –il y
avait des femmes françaises, mais la majorité venait des quatre coins du monde- que, en
comparant leur histoire à partir de photos de famille, elles se sont rendu compte les unes et les autres des points communs qui ressortaient finalement du fait qu’à un moment, tout le monde, autour de la table, avait été un migrant. Et ça, ça a été pour elles un temps fort.
La deuxième chose que je voulais dire, c’est qu’en tant qu’association de terrain, nous avons eu des rencontres –ces derniers temps, après la crise des cités- avec des jeunes. Assez difficiles à toucher les jeunes. Nous en avons rencontrés à deux reprises, avec Claire, il y a deux semaines, et hier dans une cité à Vigneux ; ces jeunes disent tous les mêmes choses. Ils disent « Ce qui s’est passé n’a pas de caractère ethnico-religieux » et deuxièmement « Nous sommes Français. » Hier tout particulièrement ça a été touchant, très touchant. Et je pense qu’en tant qu’association de terrain nous ne pouvons ni ignorer ces paroles, ni les laisser à leur propre sort. Ça, c’est pour répondre encore à la question de la sortie de l’édredon.
A.M.V. – Après justement ce que tu viens de dire: on a réuni à l’association "Génération Femmes" à Evry, la semaine dernière, 70 personnes sur : "L'appartenance à diverses cultures, comment vivre avec ça ?" Il y avait un certain nombre de jeunes filles qui avaient préparé un témoignage là-dessus ; il y avait donc beaucoup de monde et beaucoup de monde s’est exprimé. Une chose est ressortie de cette discussion, c’est que s’il n’y a pas de parole et de témoignage de leur histoire d’origine, de l’histoire de leurs lieux de vie d’origine, du lieu de
vie d’origine de leurs parents et de leurs enfants, si il y a des silences et des mensonges sur cette histoire-là, tout le monde va aller mal. Cette réunion de l’autre soir avait lieu après une réunion de préparation qui avait eu lieu dans l’association une semaine auparavant où il avait été impossible de faire tarir le flot de paroles de tous les participants d’origines extrêmement diverses. On sentait que là, on libérait un flot phénoménal. Comme à la fin, j’ai souligné le fait qu’il fallait repenser nos programmes d’enseignement de l’histoire, il y a eu une approbation unanime. Et, pour tous ces gens-là, c’était une évidence. Ça c’est très important.
Où sont les leviers pour faire avancer ça ?
M.L. – Je voudrais parler de quelque chose que nous mettons en ce moment en route, justement parce que ce problème d’expression, de communication est quelque chose d’extraordinairement important. On parle souvent, quand on parle de l’enseignement, de communications du haut vers le bas. Le problème de la remontée de la communication est au moins aussi important. Il y a à ce sujet-là les rencontres dont a parlé Bernard, et il y a une expérience qu’on est en train d’essayer, c’est d’utiliser l’outil "théâtre" de manière à pouvoir
faire "remonter" comme le fait l'Eygurande –c'est avec eux que nous sommes partis à travailler- de manière à pouvoir "rendre" la parole, la "donner" en quelque sorte autour de rencontres qui ne sont pas du théâtre pur, des rencontres conviviales avec derrière des petits gâteaux etc. tout ce qui fait que ce soit la rencontre, pour qu'on ait envie de parler, pour qu'on ait envie de communiquer autrement qu'assis comme des sardines dans une discussion un peu spectacle, de façon à ce que cette communication surgisse. Car il y a un besoin, une envie de parler, et parler, ça veut dire qu'il y ait des gens qui les écoutent. C'est quelque chose
d'important. Parce qu'il y a eu trop de communications descendantes, d'absence de compréhension des personnes auxquelles on s'adresse, qu'on a commis toutes les maladresses.
S.C. – (s'adressant à B.Z.) Tout à l'heure, vous avez parlé d'échelle comme géographe. C'est quelque chose que j'ai essayé d'expliquer au début de 'Histoire des hommes, parce que la notion d'échelle, il faut aussi l'appliquer dans la représentation du passé. Il y a plusieurs échelles du temps, et Braudel n'a pas du tout fait avancer les choses de ce point de vue-là. Or, c'est une notion qui échappe complètement dans l'historiographie traditionnelle ; ce matin, j'évoquais le fait de l'ignorance totale de ce qu'on sait depuis 50 ans, c'est à dire la découverte de l'échelle du million d'années pour comprendre l'histoire de l'humanité. Dans l'histoire
commune -qu'on l'appelle histoire humaine, histoire mondialisée peu importe- il y a une
reconstruction du passé qui part de ce qu'on sait actuellement : à l’origine, il y a l’hominisation… Mais on reste encore dans un système du XIXème siècle, où le début de l’histoire, c’est l’Antiquité, et avant –c’est comme ça qu’ils l’ont appelée- c’est la préhistoire. Et la préhistoire, c’est complètement aberrant par rapport à l’histoire, étant donné le temps immense que ça représente au niveau d’une échelle commune.
Il y a plusieurs niveaux dans les échelles, il y a donc une certaine échelle où on retrouve l’histoire commune des humanités qui a des repères communs qui sont parfois distanciés à des milliers d’années, comme par exemple la révolution néolithique qui est une histoire commune à tous les continents. Ceci remet en question les découpages européocentriques traditionnels qui n’ont aucun sens pour les femmes dont vous parliez tout à l’heure ; elles n’en ont rien à faire de l’idée qu’on passe du Moyen âge à la Renaissance etc. ça ne veut rien dire pour elles. Alors que sur une autre durée, il y a des explications –avec des décalages dans le temps- qui
concernent absolument tous les continents. Là il y a un marche-pied qui m’a été suggéré en écoutant l’autre jour à ce colloque "Pompidou" Daniel Emery qui, avec Benjamin Stora que vous connaissez, disait que, non seulement il fallait parler de l'histoire coloniale pour comprendre le post colonial, mais qu'il fallait aussi parler du pré colonial. Or, qu'est-ce que c'est que le pré colonial ? C'est justement le passé commun dans la très longue durée. Alors, ces femmes qui se trouvaient des choses communes, c'est que à un certain stade des cultures humaines,les fonctionnements sont à peu près identiques dans des espaces qui sont multiples,
les villages avec des cultures vivrières différentes…, Dans une histoire humaine commune, ça implique complètement, non seulement de secouer l'édredon, mais de casser complètement les repères sur lesquels on vit parce que ce sont des repères construits par l'historicisme du XIXème siècle et qui sont spécialement forts en France compte tenu de l'institutionnalisation - jacobine en plus- du système universitaire ; qu'on soit à Paris, à Montpellier ou à Rennes, il y aura toujours les mêmes découpages. Je ne vais tout de même pas vous donner trop d'optimisme parce que c'est quelque chose dont il faut se saisir : Daniel Emery, à qui j’ai téléphoné l’autre jour, m’a dit qu’il y a une autre forme de colonisation. Une certaine historiographie chinoise reprend pratiquement nos découpages "Antiquité, Moyen âge…" alors que l'histoire chinoise a une logique tout à fait autre.
Je pense qu'il faut aller dans le sens qu'une histoire commune, c'est une histoire d'abord dans la très longue durée. Et là on se retrouve.
B.Z. – Merci Suzanne. Il faut qu'on arrête parce que nous avons épuisé notre temps. |
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